
On oublie vite que le numérique est un sujet politique, dont on devrait se saisir. Petite recension d’idées après avoir assisté à un colloque de l’institut La Boétie, en mars dernier.
On a vu ces jours-ci, dans la foulée du tremblement de terre trumpiste de janvier, pas mal d’émissions et articles (plutôt outre-atlantique et en France, chez les médias indépendants) s’emparer plus que d’habitude du sujet de la relation entre « Big Tech » et démocraties. Maintenant que le fascisme s’immisce même dans ce secteur-là (coucou le bras tendu d’Elon Musk), alors qu’il était le lieu d’expression d’immenses fantasmes et de promesses il y a deux ou trois décennies… On sent que le moment est à changer de regard.
Il y a plusieurs semaines, je me suis rendu à un colloque très intéressant de l’institut la Boétie, le laboratoire à idées de LFI, sur le thème : « L’intelligence artificielle, un nouveau champ de batailles ? » (c’était le 29 mars 2025, on peut en retrouver les vidéos ici, tiens tiens, sur YouTube). On peut déjà trouver fou que sur les questions numériques, le politique soit si peu présent. LFI est à ma connaissance, le seul parti à au moins organiser une réflexion publique sur ces sujets. On connaît en général l’état de décrépitude des partis dans leur capacité à animer le débat politique. Là au moins, il y a quelque chose.
Pour une pensée critique « ni technophile, ni technophobe »
Rien n’est dû au hasard, en particulier l’émergence (ou le débordement) de « l’IA » que l’on connaît actuellement. À cet égard, Zako Sapey-Triomphe, de l’association X-Alternative, a fait d’importants rappels historiques : il explique que le connectivisme, courant de pensée proche de l’organicisme (où la société et les machines sont compris comme une réalité biologique ou organique), émergeait déjà dans les années 50.
Dans cet univers mental, le neurone est assimilé à un point de connexion, telle une particule élémentaire qui finira par donner corps à cette « croyance » selon laquelle on pourrait numériser l’intégralité du monde sensible, « y compris inconscient ». C’est ensuite l’intérêt commercial, associé au développement de gigantesques bases de données, qui va générer les conditions économiques et financières qui permettront, en quelque sorte, la mainstreamisation de ce paradigme scientifique. (...)
Arnaud Le Gall, député LFI, évoquera justement notre dépendance à un « duopole Chine-USA » et notre difficulté à imaginer une autre voie : « En France, en termes d’IA, Macron imite le modèle américain, c’est un modèle accélérationniste qui vise à lever toutes les régulations ». Cécilia Rikap, économiste, nous invite quant à elle à revendiquer notre souveraineté numérique et à construire une alternative pilotée par le public, « internationale et écologique ».
Alors, a suivi une table ronde dédiée aux réseaux sociaux. (...)
« L’espace médiatique » restructuré par les réseaux sociaux
D’abord, Anne Alombert, philosophe, a fait quelques précieux rappels : « l’espace médiatique » a connu de nombreuses restructurations au XXIe siècle. L’explosion de la radio et la télévision d’abord, au début des années 60, en tant qu’alternative à la presse écrite. Puis internet, dans les années 90, avec les sites, les blogs… Et enfin les réseaux sociaux, disons autour de 2010. Période suivie par l’arrivée, en 2018-2020, des intelligences artificielles génératives – dont on ne voit probablement pour l’instant que d’inquiétantes prémices.
Ce qui me marque ici, c’est qu’on ne parle donc pas seulement d’internet ou de réseaux sociaux mais bien « d’espace médiatique ». « C’est toute l’économie de l’information qui a été restructurée par les réseaux sociaux », rappellera l’animateur Thomas Giry. Alors que ces réseaux constituaient une « alternative salutaire » aux grands médias, en favorisant « l’expression de groupes jusqu’alors privés de parole » (me vient à l’esprit les révolutions arabes, MeToo, Black Lives Matter…), on sent comme une fin d’utopie ou un retour de bâton. On voit bien aujourd’hui le pouvoir d’influence énorme que se sont achetés une poignée de milliardaires, prenant la forme d’une nouvelle « oligarchie américaine » (pour citer Joe Biden, ce gauchiste).
Ce « backlash » me fait penser à tous ceux qui ont suivi, de la radio à aujourd’hui, ces moments de « rupture positive ». Anne Alombert nous le rappelle, l’arrivée d’internet est allé de pair avec une immense « démocratisation de l’espace public », avec cette incroyable nouveauté : on sort du modèle « unidirectionnel » avec ses transistors et postes TV installés dans les salons, le public est désormais aussi producteur d’information. Mais par la suite, avec le développement des réseaux « commerciaux » (modèle d’affaire publicitaire, captation des données, économie de l’attention), le public rencontre quelque chose de nouveau : l’algorithme de recommandation.
C’est désormais lui, l’algorithme, qui déterminera ce qui est visible ou non. Il est si présent aujourd’hui qu’il se ferait presque oublier, pourtant il inonde nos vies et fabrique les opinions. (...)
Et c’est là que ça commence à pêcher. La plateforme, en tant qu’entreprise privée, a un intérêt économique à assouvir – quoi de plus normal – et l’algorithme a pour fonction même de servir cet intérêt économique. Pire, son propriétaire peut l’utiliser pour servir ses intérêts politiques ou personnels. (...)
L’idéal est renversé : l’espace public n’est plus, dans ce cas, démocratique.
Cerise sur le gâteau : le développement des IA génératives ces dernières années qui nous promettent d’épaissir encore un peu plus le brouillard de notre appréhension du réel.
L’algorithme, c’est de l’éditorial (...)
Il y a sans doute un enjeu immense à rappeler ces plateformes à leurs obligations en tant qu’éditeur (du latin editum : « faire sortir »), et non plus en tant que simple hébergeur. Je me souviens de ce vieux débat, qui m’a toujours semblé très circonscrit aux difficultés liées à la modération. Cette fois le cadre de « l’espace médiatique » est bien plus large.
Et si on choisissait démocratiquement nos algorithmes ? (...)
Finalement, Anne Alombert aura cette phrase-clé : « La question n’est pas de savoir qui est pour ou contre la liberté d’expression mais plutôt qui a le contrôle de la recommandation ». En d’autres termes, la question est toujours celle de la responsabilité éditoriale : au fond, qui fait l’éditorial ? Et surtout, « qu’est-ce que cela nous fait ? » : quelles conséquences cet éditorial a-t-il sur le champ social, sur le psychisme, sur l’humain. Et j’ai envie d’ajouter : sur le citoyen et sur nos choix démocratiques.