
Peur d’alimenter l’antisémitisme, injonction à se taire… Après des prises de position perçues comme tardives, le politiste Yoav Shemer-Kunz et l’avocat Arié Alimi, engagés pour la Palestine, reviennent sur les enjeux qui pèsent sur la parole des Juifs.
Qualifier d’inattendues les prises de parole concomitantes de la rabbin Delphine Horvilleur, la journaliste Anne Sinclair et l’auteur de BD Joann Sfar sur Gaza n’est pas leur faire offense. Depuis le début de la réplique dévastatrice aux massacres commis par le Hamas, tous trois avaient régulièrement affirmé le droit d’Israël à se défendre, mais largement évité de parler des Palestiniens. Jusqu’au 8 mai et la publication par Delphine Horvilleur dans sa revue Tenou’a d’un texte où elle évoque pour la première fois « une déroute politique et une faillite morale » d’Israël, « la souffrance terrible des enfants de Gaza » et l’impossibilité d’un avenir israélien « sans avenir pour le peuple palestinien ».
Le lendemain, l’ancienne star de TF1 Anne Sinclair, déjà critique du gouvernement Netanyahou en mars dans Le Point, écrit sur Instagram que son action à Gaza est « légitime » mais « indéfendable » dans sa forme et appelle à « l’arrêt de cette guerre ». Puis le dessinateur Joann Sfar y dénonce à son tour « les déplacements de population forcés » et « le nettoyage ethnique » promis par l’État hébreu. Les interventions sont courtes, pesées, mais leur importance se mesure à l’écho qu’elles trouvent immédiatement. Importance due à la notoriété de ces trois personnalités juives, et surtout à leur changement de positionnement public.
Car si elles affirment ne plus vouloir « se taire » sur Gaza, elles ont participé à vilipender des défenseurs de la Palestine — députés, ONG ou militants —, laissant parfois penser qu’elles mettaient dans le même sac propos antisémites et critiques légitimes. En particulier ceux parlant de « génocide » — notion juridique débattue, dont le « risque » est estimé « plausible » par la Cour internationale de justice. Sur le bilan de l’intervention israélienne — plus de cinquante mille morts selon le ministère de la Santé du Hamas –, elles s’étaient peu ou pas exprimées. (...)
Ils restent dans l’émotion, comme s’il s’agissait d’une crise humanitaire due à un tsunami, alors qu’il faut agir politiquement, en exigeant que l’armée et le gouvernement responsables rendent des comptes. » Arié Alimi, avocat juif engagé pour la cause palestinienne et contre l’antisémitisme, juge à l’inverse bienvenue cette évolution : « Il faut accueillir toute parole de solidarité avec les Palestiniens, peu importe les intentions et le timing. J’aurais préféré qu’elle s’exprime plus tôt et plus fort, mais la disqualifier va à rebours de l’impérieuse nécessité de former une coalition la plus large possible pour empêcher le génocide. » (...)
Horvilleur, Sinclair et Sfar justifient leur réaction tardive par la peur, d’abord, d’alimenter l’antisémitisme en dénonçant les exactions israéliennes. La rabbin explique avoir « bâillonné » sa parole pour éviter de « fournir la moindre munition au “camp” d’en face » et de « nourrir les immondices ». Anne Sinclair écrit, elle, que l’antisémitisme « nous a contraints à faire bloc » et Joann Sfar est allé dans le même sens lors d’une conférence à Tel-Aviv, fin avril : « S’il n’y avait pas l’antisémitisme caché derrière chaque critique possible [d’Israël], on critiquerait Israël avec autant de joie qu’on critique la France. »
De fait, les actes antisémites ont connu une hausse fulgurante en France, et les Juifs sont souvent associés à l’action d’Israël, dont ils ne sont pourtant pas comptables. Mais s’abstenir de la critiquer évite-t-il de nourrir la bête immonde ? « Je comprends ce réflexe de peur, mais il faut le dépasser pour voir ce qui est juste pour tous », répond Arié Alimi. Pour Yoav Shemer-Kunz, Horvilleur désigne par « le camp d’en face » non pas les antisémites mais le mouvement pro-palestinien auquel elle ne voudrait pas offrir d’arguments. « Moi aussi, j’ai un profond amour pour Israël, c’est mon pays. Mais assurer son impunité ne nous profite pas. Nous allons au suicide collectif avec un gouvernement suprémaciste et génocidaire. » (...)
« J’ai vécu cette logique d’assignation qui oblige à être solidaire d’Israël quoi qu’il arrive, confie l’avocat Arié Alimi. Mon soutien à la Palestine m’a valu des choses très dures, de la colère et de la culpabilisation. Aujourd’hui, je parviens à ne pas en avoir honte. » Yoav Shemer-Kunz raconte avoir présenté un exposé sur l’histoire palestinienne lors d’un cours de français suivi à son arrivée en France. L’un des autres élèves, Israélien lui aussi, était venu lui dire : « Il ne faut pas faire ça, on peut en parler, mais pas devant les autres. » La question palestinienne est considérée comme « du linge sale à laver en famille, alors que c’est un sujet de droit international », remarque l’universitaire.
“Oukase moral”
Lors de la conférence à Tel-Aviv, gêné par une question du public sur la politique israélienne, Joann Sfar avait répondu : « Dès que j’ouvre ma bouche, on me dit : “De quel droit tu parles, tu n’es pas israélien.” […] Nous n’avons pas la liberté de parler comme vous parce que nous ne sommes pas citoyens israéliens. » Les Juifs non-israéliens ne seraient pas légitimes pour critiquer Israël. « Je rejette profondément cet oukase moral entendu toute mon enfance, réagit Arié Alimi. C’est une construction narrative qui nous enferme dans une identité unique et vise à empêcher la critique d’Israël par les Juifs, qui a plus de poids que celle des non-Juifs. »
Considéré comme « anti-israélien » dès son adolescence parce qu’il s’intéressait à la colonisation, Yoav Shemer-Kunz a fait son service militaire pour « être reconnu comme faisant partie de la société israélienne ». « Ça n’a rien changé. En Israël, il faut être mort pour la nation pour être légitime, sauf qu’eux ne parlent plus. » (...)