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Productions de la censure : sur un livre de Thomas Chen
#censure
Article mis en ligne le 11 décembre 2024
dernière modification le 8 décembre 2024

Thomas Chen, professeur associé en Littérature comparée à l’Université de Lehig (Pennsylvania), a travaillé sur les effets de la censure en Chine sur les productions littéraires et cinématographiques. Son live, publié en 2022 aux Columbia University Press, Made in Censorship : The Tiananmen Movement in Chinese Literature and Film, se focalise sur les manifestations de la place Tiananmen en 1989 et leur répression violente, qui sont considérés comme un des sujets les plus tabous de la Chine contemporaine. La plupart du temps, les politiques de censure menées par les États sont pensées sous les modalités de l’interdiction, de la suppression, du filtrage ou de la purge (qui peut se traduire par des incarcérations physiques des personnes coupables d’avoir tenté de « déjouer la censure », ou de leur éventuel exil).

Thomas Chen montre que la réalité est beaucoup plus complexe que cela. Dans le cas de Tiananmen, la stratégie censoriale du pouvoir Chinois a évolué : durant les deux années qui suivirent les évènements, les organes du Parti dédié à la propagande se sont d’abord empressés de produire et diffuser (notamment à la télévision) des narratifs contre-insurrectionnels, dans lesquels les manifestants étaient présentés comme une minorité ignorante, des fauteurs de trouble et des agitateurs, et les soldats et les policiers, au contraire, comme des victimes, voire, des martyrs : durant cette période, en plus des films et des reportages diffusés sur les écrans chinois, des rituels de commémoration sont mis en place, rendant hommage aux forces de l’ordre et à leur retenue. Pour contrer l’image iconique de « l’homme de Tiananmen » affrontant, seul, un char sur la place, le pouvoir brode à satiété sur la vertu des soldats chinois, qui, malgré la violence à laquelle ils sont confrontés, se limitent à des tirs de sommation : leurs fusils pointent vers le ciel, pas en direction de la foule. Ce narratif contre-insurrectionnel s’accompagne d’une autre série d’actions, typiques des méthodes du PCC, qu’on pourrait appeler des rituels contraints de reconnaissance. Les anciens “activistes” de Tiananmen, éclairés par la vérité du narratif produit par le pouvoir, désormais soignés de leur ignorance, font pénitence, admettent leurs erreurs, et défilent avec le reste des habitants devant les lieux où l’on rend hommage aux soldats martyrs (...)

Toutefois, deux années après les évènements, la production de la propagande cesse d’inonder l’espace public. Tiananmen disparaît des récits officiels : les évènements semblent être destinés à sombrer dans l’oubli. Ce n’est pas pour autant la fin de la « production sous la censure », loin de là. (...)

Notons également que l’exercice de la censure par le pouvoir est de plus en plus délégué aux diffuseurs “intermédiaires”, les éditeurs littéraires ou les responsables de revues, les producteurs de cinéma ou de documentaires, les modérateurs des forums, des réseaux sociaux ou des services de blog, lesquels prennent en charge en anticipant (et donc en ayant “intériorisé” les règles non-écrites des organes de surveillance du PCC). (...)

Censure à géométrie variable selon les périodes, mais absolument délirante notamment sous Staline, qui, par malheur pour les gens de théâtre s’était épris de cette forme de d’expression (et la régulait au gré de ses humeurs, avec les conséquences parfois tragiques pour celles et ceux qui lui déplaisaient).

La Russie contemporaine vaut bien, de ce point de vue, la période Soviétique. Il est certes périlleux d’évoquer en Chine les exactions raciales dont le régime se rend coupable dans le Xinjiang auprès des Ouïghours, ou les politiques de génocide culturel au Tibet. Mais sous le régime autocratique de Vladimir Poutine, s’opposer à la guerre en Ukraine ou dénoncer la figure du dictateur vous vaudra automatiquement une arrestation et un emprisonnement – et l’on sait que certains blogueurs ou opposants “se suicident en se jetant par la fenêtre”. Pour autant la création littéraire, musicale, ou cinématographique continue d’exister. (...)

Dans le monde contemporain, il existe désormais plus de régimes autoritaires que de démocraties où la libre expression est (plus ou moins) permise. Dans les premiers sévit une censure à géométrie variable, et donc s’inventent autant de créateurs et de lecteurs/spectateurs, de publics censurés. (...)

il est difficile de ne pas penser aux menaces qui pèsent sur celles et ceux qui osent prendre parti pour les Palestiniens actuellement, parler de génocide, même dans les régimes démocratiques – il est vrai que cette menace concerne uniquement pour le moment les personnalités les plus connues (notamment les opposants politiques). Inversement, il ne semble pas que tenir des propos explicitement racistes soit susceptible de vous causer beaucoup de tracas. Dernière remarque à ce sujet : il est possible que sous le deuxième mandat de Donald Trump, le régime de censure se durcisse énormément aux États-Unis : beaucoup de chercheurs, notamment dans les Critical Studies, s’en inquiètent sérieusement. (...)