
Durant la guerre d’Indochine, les dockers CGT de Marseille refusaient déjà de participer à une guerre coloniale.
Les 5 et 6 juin 2025, les dockers CGT du port de Marseille-Fos ont refusé de charger sur le navire Contship Era des composants militaires expédiés par la société Eurolinks qui devaient partir pour Israël. Des composants servant à la fabrication d’armes susceptibles de participer aux massacres en cours de Palestiniens à Gaza, selon l’enquête du site d’investigation Disclose. Les dockers italiens du port de Gênes ont annoncé suivre cet exemple. Par cette action spectaculaire saluée par les organisations solidaires des Palestiniens, les ouvriers dockers CGT n’ont fait que s’inscrire dans une tradition internationaliste et anticolonialiste qui remonte au moins à l’époque de la guerre d’Indochine (1946-1954), durant laquelle la CGT de Marseille s’illustra en tentant de saboter l’effort de guerre coloniale français, avec un large soutien dans la ville. Ils subirent ensuite une féroce répression. L’historien Alain Ruscio raconte ici cette histoire.
Les dockers de Marseille et l’engagement internationaliste : une longue histoire, par Alain Ruscio (1)
À la Libération et dans les années qui suivirent, l’influence des communistes à Marseille était importante[2]. Nationalement et, plus encore, régionalement. Aux élections municipales de 1947, la liste communiste (Jean Cristofol), à Marseille, bien que battue par une coalition droite-SFIO, avait obtenu 37 % des suffrages ; à Nice, derrière la forte personnalité de Virgile Barel, 32 % ; à La Seyne, 46 %. Au sein de la population ouvrière, l’influence était plus forte encore. La prise de contrôle de la CGT régionale par les communistes, comme au niveau national, se fit tout naturellement. Sur les ports, les cégétistes furent un temps les maîtres absolus. Marseille devint un exemple de la lutte intransigeante pour la paix.
Et, en son cœur, la dénonciation de la guerre d’Indochine. Une première manifestation eut lieu le 21 septembre 1945. Dans ses Mémoires, le général Massu[3] (alors colonel) rapporte que, avant l’appareillage du navire Le Béarn, sur lequel il commandait, des militants communistes manifestèrent et que des soldats, en représailles, mirent à sac un local du PCF. Il y eut d’autres mouvements après le déclenchement de la guerre. (...)
L’accélération vint à l’automne. En octobre, Benoît Frachon, devenu le maître absolu de la Confédération nationale, se rendit à Marseille. Il est probable qu’il y ait eu à ce moment une réunion de concertation. Une semaine plus tard, le 7 novembre, les dockers marseillais procédèrent au premier refus (du moins en métropole, car les dockers algérois et oranais avaient déjà commencé en juin de telles actions[4]) de chargement de matériel à destination de l’Indochine, avant même tout mot d’ordre national. L’Humanité titra : « L’exemple de Marseille »[5]. La Vie ouvrière exalta l’action : « À l’unanimité, les dockers décident : rien pour la guerre du Vietnam »[6]. En décembre, Lucien Molino fut convoqué à Paris par Maurice Thorez et Benoît Frachon pour une réunion, bilan des premières actions. Décision fut prise de franchir un échelon supplémentaire dans la lutte par une manifestation spectaculaire, toujours à Marseille. Le 9 janvier 1950, une assemblée générale des marins eut lieu à bord du Pasteur, en partance pour l’Indochine. On décida à l’unanimité de retarder ce départ. (...)
Les conducteurs CGT de tramways et de trolleybus arrêtèrent le travail à la même heure et laissèrent sur place tous les véhicules. Toute circulation, en particulier policière, devint ainsi impossible. C’est sur la Canebière qu’avait été convoquée secrètement la manifestation, sous les banderoles « Pas un coup de marteau pour la guerre impérialiste », « Tous unis contre la sale guerre »[8]. Les rares (et malheureux) policiers sur place furent bousculés, abandonnant sur la chaussée bicyclettes piétinées et képis, sous les vivats amusés de la foule. Le mouvement eut un retentissement national (...)
Il y eut, tout au long de la guerre, de nombreuses autres manifestations, en particulier à Marseille, du fait même de la rotation accélérée des bateaux. Les incidents les plus violents avaient lieu lors du départ ou de l’arrivée de l’emblématique Pasteur. Pour les militants anti-guerre, à l’époque, pas de nuances : les soldats qui partaient en Indochine étaient des suppôts du colonialisme, les insultes (« SS, nazis ») fusaient (...)
La violence était propre à l’époque. Des jets de projectiles (bouteilles, boulons, tomates) eurent lieu[11]. Dans certains cas, l’hostilité était telle à Marseille qu’il fallut déplacer les départs vers Toulon. Les soldats étaient alors acheminés, souvent de nuit, de Marseille à Toulon sous escortes de CRS[12]. Mais la réciproque fut vraie. En juillet 1951, après le retour forcé du paquebot La Marseillaise, dû à une avanie (vite attribuée à un sabotage), les soldats, de retour à terre, prirent d’assaut et saccagèrent des locaux communistes[13].
Mais cette activité protestataire trouva sur son chemin des hommes déterminés, efficaces et bénéficiant d’une aide multiforme.
Dès 1945, un front se structurera autour de trois hommes, tous trois socialistes ou socialisants, par ailleurs ennemis farouches entre eux (...)