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Mediapart
Sedif-Veolia : dans les eaux troubles du plus grand contrat de concession d’Europe
#Veolia #eauu #France #UE
Article mis en ligne le 4 septembre 2024
dernière modification le 3 septembre 2024

Délégataire du contrat de concession d’eau du Syndicat des eaux d’Île-de-France depuis 126 ans, Veolia a été reconduit pour douze ans de plus en janvier. Mais des membres de la Cour des comptes ont fait un signalement pour dénoncer les irrégularités et les manquements dans l’appel d’offres.

Le dossier semblait clos. Au terme d’une procédure de plusieurs années, le Syndicat des eaux d’Île-de-France (Sedif) annonçait fin janvier retenir la candidature de son délégataire historique, Veolia, pour son nouveau contrat de concession d’eau. Un contrat hors norme, d’une valeur de 4,2 milliards d’euros, conclu entre le géant français et l’établissement public qui se désigne comme « le plus grand service public d’eau en Europe ». (...)

Un petit grain de sable pourrait cependant faire dérailler cette belle mécanique. Selon nos informations, des membres de la Cour des comptes ont fait un signalement dans le cadre de l’article 40 du Code de procédure pénale auprès du Parquet national financier (PNF) pour dénoncer les manquements qu’ils ont constatés dans cette procédure.

Chargés de superviser l’appel d’offres au sein du Sedif, ils ont, selon nos informations, démissionné avant le terme et sont retournés dans leur administration d’origine, estimant qu’ils n’avaient pas les moyens de réaliser correctement leur mission. Contactés, ces hauts fonctionnaires n’ont pas donné suite à nos demandes. Le PNF et la Cour des comptes n’ont pas non plus répondu à nos questions. (...)

La démarche des membres de la Cour des comptes est rarissime et semble plonger tous les acteurs du projet dans l’embarras. Car elle remet cette procédure d’appel d’offres sous le feu des projecteurs. Un incident a particulièrement retenu l’attention : un bug informatique a permis à Veolia d’avoir accès à tous les dossiers confidentiels de son concurrent Suez. L’appel d’offres a malgré cela été maintenu, pour aboutir à la victoire de Veolia.

« Cette procédure n’aurait jamais dû aller jusqu’à son terme tant les irrégularités ont été nombreuses », estime Marc Laimé, auteur de nombreux ouvrages sur la gestion de l’eau par les collectivités locales, et qui a rendu compte sur son blog de tous les démêlés de cet appel d’offres. (...)

Au-delà de l’emblème, ce contrat de concession, le plus important d’Europe, assure aussi une rente depuis plus d’un siècle à Veolia. Une situation dénoncée par de nombreux connaisseurs du dossier. C’est un contrat en or qui paraît bien peu contrôlé par le Sedif. Selon un rapport de la chambre régionale des comptes fin 2022, le syndicat des eaux avait reversé en 2020 à Veolia 21 millions d’euros, soit 16 % de ses recettes. Ce qui constitue une marge des plus confortables. Les années suivantes se suivent et se ressemblent : en 2022, la filiale du groupe en Île-de-France, nommée Vedif, a enregistré 22 millions d’euros de bénéfices. En 2023 : 18 millions d’euros.

Mais ce ne sont que les chiffres officiels. Car un épais brouillard – habituel dans toutes les concessions mais encore plus marqué dans celle-ci – entoure les relations financières entre le syndicat et son partenaire historique. (...)

L’intrication qui existe depuis tant d’années entre le syndicat des eaux et son délégataire est telle qu’elle semble autoriser d’autres arrangements. À titre d’exemple, selon nos informations, Vedif se fait verser quelque 700 000 euros par an pour l’usage de sa marque. Le Sedif n’a pas répondu sur ce point. Dans ses réponses apportées à Mediapart, Veolia dément « toute rémunération pour l’utilisation commerciale du nom Vedif ». Nous maintenons nos informations.

Ces mêmes schémas seront-ils reproduits dans le cadre de la nouvelle concession ? Dans sa communication, le président du Sedif, André Santini, a souligné que Veolia avait fait un très grand effort financier, ce qui semble avoir été un élément déterminant pour lui réattribuer ce contrat : il a accepté de diminuer de 6 % sa rémunération future. Mais rien de plus n’a été précisé. Les élus membres du Sedif n’ont eu le droit qu’à une présentation des plus succinctes du contrat. Aucune question ne semble avoir été posée sur les modalités de rémunération de Veolia. Le secret continue d’être bien gardé. (...)

Cent vingt-six ans avec le même délégataire ! Et le nouveau contrat prolonge cette durée jusqu’en 2036. Il n’existe aucun autre exemple en France d’une délégation d’un bien public sur une aussi longue durée à un même groupe privé. À intervalles réguliers, des associations mais aussi des concurrents ont dénoncé cette mainmise de Veolia sur le plus gros contrat de concession d’eau en France.

Pressé de toutes parts, affaibli par différentes affaires judiciaires, André Santini, qui règne d’une main de fer sur le Sedif depuis plus de quarante ans, avait promis de casser le modèle de contrat unique. Certes, pas question pour cet élu de droite de revenir à un système de régie publique, qui permettrait aux municipalités de reprendre en main la gestion de ce bien public essentiel. (...)

Dans son jugement, le tribunal administratif relève bien que « Veolia a téléchargé (les documents confidentiels de Suez) et en a pris connaissance ». « Il résulte également de l’instruction qu’elle les a placés dans un dossier informatique partagé nommé “concurrent” consultable par plusieurs personnes de l’entreprise, qu’elle en a fait des copies informatiques et des impressions », note le tribunal. Il remarque aussi que Veolia n’avait pas besoin d’attendre sept jours pour signaler l’incident.

En dépit de tous les manquements et irrégularités relevés dans le dossier, le tribunal administratif a estimé que du fait d’avoir fait ce signalement, Veolia n’avait pas commis de faute (...)

L’argumentation a été reprise mot pour mot par le rapporteur public et le Conseil d’État lorsque Suez a contesté cette décision. Suez indique aujourd’hui « que des procédures judiciaires sont toujours en cours devant la juridiction administrative ».
Concession à perpétuité

Ces différents jugements laissent perplexes de nombreux spécialistes du droit public. Comment le Conseil d’État, qui se veut le gardien des règles européennes de la concurrence libre et non faussée, a-t-il pu revenir sur sa propre jurisprudence, comme le relève Éric Landot, au point de prendre le risque d’ébranler tout le Code des marchés publics ? (...)

À une écrasante majorité, les membres du Sedif votent donc pour la candidature Veolia. Seules trois élues écologistes voteront contre. Et une quarantaine de personnes se sont volatilisées au moment du vote, comme l’a noté Marc Laimé.

Avec ce contrat plus qu’opaque, Veolia est assuré de détenir une concession à perpétuité, au vu des opérations choisies, des montages retenus et des enjeux financiers. (...)

Une seule chose est sûre : les habitants des communes adhérentes du Sedif, qui ont déjà vu leur prix de l’eau augmenter de 23 % en 2023, vont payer le mètre cube beaucoup plus cher dans les années à venir, bien au-delà de la fourchette de 0,3 à 0,5 euro annoncée. Mais au-delà du prix de l’eau, c’est tout le système d’entraide mis au point depuis un siècle dans la région parisienne, tous les défis futurs sur la gestion de l’eau et la préservation des ressources qui sont en question. Mais qui s’en soucie ?