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Mediapart
Sur le front ukrainien, dans la « kill zone » qui s’étend, les médecins sont devenus des cibles
#guerreenUkraine
Article mis en ligne le 12 décembre 2025
dernière modification le 10 décembre 2025

La portée croissante des drones russes a créé une zone de danger de quinze à trente kilomètres de profondeur le long du front, où civils et militaires peuvent être tués à tout moment. Les secouristes, également ciblés, ont de plus en plus de mal à en évacuer les personnes blessées.

Oblast de Dnipro, oblast de Donetsk (Ukraine).– Les fenêtres de la maison ont été recouvertes de cartons, pour que l’on ne puisse pas voir ce qui s’y passe. La porte d’entrée s’ouvre sur un long couloir sombre où flotte une odeur de soudure. Les chambres ont toutes été reconverties en ateliers de fabrication de drones. Des militaires en sweat à capuche noir s’y affairent, tournevis en main, sous les néons.

À une soixantaine de kilomètres des premières positions russes, la maison de campagne est une des bases du bataillon de dronistes Korsar (« Corsaire ») de la 38e brigade d’infanterie de marine ukrainienne. Ses soldats sont parmi ceux qui connaissent le mieux la réalité des combats en Ukraine. Lorsque nous les rencontrons, en cette fin novembre, ils se battent pied à pied pour défendre Pokrovsk et Myrnograd, villes jumelles presque encerclées par l’armée russe. (...)

Depuis trois ans, ces soldats ont vu de leurs yeux la lente métamorphose du front. Les pieds dans la boue du Donbass, ils ont observé comment la ligne de contact à peu près nette, encadrée de tranchées, où opéraient tanks et artillerie, est progressivement devenue une large bande de terre survolée en permanence par des drones des deux camps, où tout ce qui est visible est aussitôt traqué et ciblé par de petits engins volants kamikazes.

Jusqu’en 2024, selon les analystes militaires, la « kill zone », celle où l’on court un risque très élevé d’être attaqué par un drone, s’étendait, côté ukrainien, sur deux kilomètres à l’arrière du front. Au-delà, moyennant des précautions, les services sociaux pouvaient accéder aux derniers civils, les secouristes pouvaient approcher leurs véhicules pour évacuer les blessé·es, les journalistes faire leur travail. Cette « kill zone » fait désormais trente kilomètres, estiment les soldats de la 38e brigade.

Une zone sans âme qui vive (...)

Une fois sur place, ils se terrent dans des caches, bâtiments abandonnés, caves, anciennes tranchées, dont ils ne sortent qu’en cas d’extrême nécessité. Le plus souvent, ils rampent en tentant de se camoufler sous des ponchos « thermiques » pour échapper aux caméras infrarouges qui équipent de plus en plus de drones.

Lors de leur dernière mission, Sonic et Almas ont passé dix-sept jours dans cet enfer : des kilomètres et des kilomètres de champs abandonnés, de routes explosées, de carcasses de voitures, de débris de verre et d’acier, de villages rasés pour ne laisser aucune possibilité aux soldats ukrainiens de se cacher. (...)

Depuis six mois, l’armée russe a mis en circulation un nouveau type d’engin volant sans pilote, capable de mener des embuscades. Du ciel, ces drones ressemblent à un insecte aux quatre fines pattes. Leurs pilotes les font atterrir sur des toits ou au bord d’axes logistiques importants, plusieurs dizaines de kilomètres à l’intérieur du territoire ukrainien. Dès qu’un véhicule ou une personne se présente, ils déclenchent leurs explosifs. Almas passe une bonne partie de ses journées à scruter ses écrans pour les repérer, puis les détruit en lâchant une munition dessus – grâce à un drone, là encore.

On mesure encore mal toutes les conséquences de ce changement radical de physionomie de la guerre, mais elles sont vertigineuses. L’augmentation sans fin de la portée des drones FPV russes expose un nombre toujours croissant de civil·es à leurs frappes. (...)

Certaines villes, comme Kherson, où l’armée russe mène des « safaris humains », sont presque entièrement recouvertes de grands filets pour empêcher les drones de s’écraser sur les passant·es. Leurs habitant·es ne sortent de leurs maisons qu’en cas d’urgence, dans des voitures lancées à toute vitesse.

« Tu prends le blessé et tu roules très vite »

Un métier, en particulier, vit une révolution silencieuse : celui des médecins, infirmiers et infirmières chargé·es de secourir les blessé·es de la zone de guerre. Le bataillon des Hospitaliers, dont les secouristes s’approchent aussi près que possible du front, le sait mieux que personne. (...)

À l’automne 2024, lors d’une de ses missions, cette professeure de langues avait pu sauver une dizaine de blessés en deux semaines. Elle est retournée au même endroit en juin. En quinze jours, son équipe n’a pu secourir personne : « Nous ne pouvions pas sortir pour aller chercher les gens. Le ciel était saturé. Envoyer un équipage n’aurait fait qu’augmenter le nombre de blessés », rapporte-t-elle.

Ces médecins disent tous et toutes être spécifiquement pris·es pour cible par l’armée russe. « Ils visent les médecins car ils savent que nous pouvons sauver beaucoup de vies » (...)

Les Hospitaliers ne sont que des médecins et des secouristes, mais ils et elles doivent désormais se déplacer comme des commandos. Chaque sortie d’une équipe médicale devient une « opération soigneusement planifiée » (...)

Les secouristes disposent de leurs propres systèmes de détection et de brouillage, de fusils et de filets antidrones, et de réserves suffisantes pour tenir de longues journées, au cas où la présence de FPV rendrait le retour impossible.

S’ils et elles sont pris·es en chasse malgré tout, les secouristes doivent en principe quitter immédiatement leur véhicule pour aller se cacher. Mais ils et elles ne peuvent pas laisser le blessé seul. Alors, ces bénévoles ont établi un protocole strict. Les plus jeunes courent se sauver, et c’est le ou la plus âgée qui reste auprès du patient, au risque de se faire tuer. « Il vaut mieux sauver les générations futures », justifie Olha Kosatch, qui a 51 ans. (...)

La notion d’heure d’or, ce principe qui veut que les blessés puissent être pris en charge dans un délai de soixante minutes (les plus décisives pour leur survie), est un lointain souvenir. (...)

Le « crépuscule de la médecine de guerre »

Certains soldats doivent attendre des jours, voire des semaines avant d’être pris en charge. En avril, Olha Kosatch, la professeure de langues, a évacué une équipe d’infanterie ukrainienne blessée qui était restée six semaines sur sa position, avec des éclats à la tête et aux mains. « Ils n’avaient pas eu assez à manger, ne buvaient que l’eau de pluie. Les plaies avaient commencé à cicatriser, mais avec de nombreuses infections à l’intérieur », se souvient-elle.

Pour récupérer ses blessés (et parfois les morts), l’armée ukrainienne envoie désormais… des drones terrestres : de petits véhicules à chenilles, sur lesquels les soldats incapables de marcher sont hissés. Dotés de caméras, ils sont pilotés à distance par d’autres soldats, qui doivent manœuvrer avec précaution pour les ramener jusqu’à un « point de stabilisation » à l’arrière. La manœuvre est risquée : il n’est pas rare qu’un blessé tombe du brancard improvisé, que le drone s’embourbe ou qu’il soit visé par une bombe russe. (...)
Les soldats qui viennent d’être blessés appellent les médecins qui, faute de pouvoir se rendre sur place, leur donnent des instructions par téléphone. La brigade Khartia a généralisé cette pratique il y a six mois environ. Récemment, un appel vidéo a permis de sauver la jambe d’un soldat : après avoir sauté sur une mine, celui-ci s’était fait un garrot à chaque jambe. Mais l’une des deux n’était pas si gravement ouverte. Les médecins l’ont guidé pas à pas pour retirer son garrot et le remplacer par un pansement simple. Un drone terrestre est venu l’évacuer quelques heures plus tard.

Combien de temps encore sera-t-il possible d’exercer dans ces conditions ? « Même les points de stabilisation, plus à l’arrière, sont désormais visés », explique Olha Kosatch. La secouriste prédit, à la suite d’un écrivain et médecin militaire ukrainien célèbre, Andriy Semyanki, que vient le « crépuscule de la médecine de guerre ».