
(...) Dans mon cours de français de l’après-midi, nous plongeons dans des mots chargés de sens tels que « résistance » et « liberté ». Ces sujets, à la fois stimulants et délicats, résonnent différemment pour chacun de nous, venant de divers horizons. Nous débattons de questions provocantes : comment certains ont-ils conquis leur liberté par la résistance ? Est-ce que d’autres n’ont pas résisté avec la même ferveur, ou pourquoi leur lutte n’a-t-elle pas abouti à la liberté ? Et pourquoi, malgré tant de luttes, des régimes autoritaires persistent-ils à travers le monde ? Ces discussions en classe sont à la fois éclairantes et troublantes. Je ressens une fierté particulière en voyant mon apprentissage du français prendre forme, me permettant de partager des concepts puissants de ma culture – comme « Berxwedan Jiyane » (la résistance, c’est la vie) et « Jin, Jiyan, Azadî » (femme, vie, liberté) – et de les traduire pour mes camarades. Cette capacité à communiquer des idées si profondes dans une langue qui n’est pas la mienne me remplit d’un sentiment d’accomplissement. (...)
je ne peux m’empêcher de penser à mes compatriotes au Kurdistan et à leur lutte pour la liberté. Je pense à Jina (Jina Mahsa Amini, jeune femme kurde, en visite à Téhéran, morte en septembre 2022 après avoir été arrêtée pour port « inadéquat » d’un hijab et battue par la police des mœurs, ndlr.), sur la tombe de qui il est gravé : « Chère Jina, tu n’es pas morte, car ton nom est devenu un symbole de la liberté ». Je pense à cette gravure devenue le catalyseur du mouvement de liberté du peuple iranien et mon cœur se serre en pensant à leur lutte. (...)
lorsque je me réveille le matin, la première chose que je fais est de regarder mon téléphone, avec un mélange d’angoisse et d’appréhension. Depuis le début de la révolution Femme, Vie, Liberté, les mauvaises nouvelles peuvent arriver à tout moment en images et fissurer l’illusion de ma vie suisse. Je suis encore au lit, Chawekem est à côté de moi. Des cadavres et des blessés sont au sol dans la rue alors que les forces de la répression ne permettent à personne de les approcher. Nous ne trouvons pas l’énergie de nous lever, et de faire face à une nouvelle journée d’épouvante et de chaos. Elle me raconte son cauchemar de la veille au soir. Ses yeux sont remplis de terreur alors qu’elle me décrit comment elle a été encerclée par les forces du Mollah qui lui ont tiré dessus. Sa voix tremble, et je peux ressentir sa peur profondément ancrée en moi.
Assis dans le bus pour me rendre au travail, je me sens déconnecté de mon environnement. D’autres vidéos s’affichent sur mon téléphone, montrant le gouvernement totalitaire et impitoyable d’Iran lançant des roquettes sur des camps de réfugié·es à l’intérieur du territoire du Kurdistan irakien. Les enfants, innocents et vulnérables, sont assis dans une tranchée, leurs visages marqués par la terreur. Je peux entendre leurs cris dans ma tête, leurs voix perçantes qui résonnent avec désespoir et angoisse. Je suis tellement absorbé par ces images déchirantes que je ne remarque même pas l’annonce de l’arrêt de bus où je dois descendre.
Au travail. Seul mon corps est là. Mon esprit est ailleurs. Mes collègues se réjouissent de Noël et des vacances à venir. Ils parlent de prendre l’avion, de choisir entre la plage ou la montagne, de décider s’ils doivent partir avec leur famille ou leurs amis. Cela me paraît puéril, ne m’intéresse pas. Je n’en ai rien à faire. Je n’ai aucune envie de participer aux discussions alors que Kian, 10 ans, et plus de 50 autres enfants sont tués en Iran. Quel plaisir et quel bonheur en éprouverais-je ? Le poids de cette réalité me pèse, m’enfermant dans une profonde tristesse et une colère impuissante. (...)
Je veux écrire pour exposer les réalités contradictoires qui me hantent, pour trouver un écho à mes sentiments profonds. La révolution en Iran avec le slogan « femme, vie, liberté » et « la résistance, c’est la vie » m’incite davantage à écrire.
Au fond de moi, je sais que si j’écris, c’est en réalité pour chercher ma propre joie. Or, elle est inatteignable sans la liberté des autres. Je vis dans un pays libre, entouré de privilèges. Mais je ne me sens pas libre tant que le Kurdistan n’est pas comme Genève ou que l’Iran n’est pas comme la Suisse. Pourquoi ne pourrions-nous pas être en paix comme en Suisse ? Les questions se bousculent dans mon esprit. Si le Traité de Lausanne n’avait pas été signé il y a cent ans et que les pays européens n’avaient pas empêché l’autonomie du Kurdistan, mon peuple serait-il encore sous le coup de l’arrogance et de l’assimilation ?
Pourquoi ces politiques coloniales ? Pourquoi ont-ils décidé du sort d’autres pays et populations ? Pourquoi ont-ils divisé le Kurdistan en quatre et séparé mon peuple ?
Je ne peux m’empêcher de me sentir captif, emprisonné par les souffrances de mon peuple. (...)
Mes barreaux intérieurs restent là, constants et oppressants. Tant que les Jina continueront d’être privées de leur liberté et seront tuées, tant que mon peuple ne sera pas libéré de l’oppression, je les ressentirai peser sur mon âme avec une lourdeur insoutenable.
Dans cette réalité troublante, je réalise que la véritable béatitude réside dans l’absence de barreaux, dans la liberté totale et l’égalité de tous les peuples. Et c’est cette quête qui m’anime, qui me pousse à continuer de lutter et de trouver des moyens de faire entendre ma voix et celle de mon peuple.