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Timothée Parrique : « La décroissance est incompatible avec le capitalisme »
#decroissance #capitalisme
Article mis en ligne le 15 août 2024
dernière modification le 12 août 2024

Il n’est pas trop tard pour aller vers la décroissance, selon l’économiste Timothée Parrique. Cela suppose de changer tout notre système capitaliste.

Timothée Parrique est économiste et auteur d’une thèse sur la décroissance et du livre Ralentir ou périr — L’économie de la décroissance (éd. du Seuil).

Timothée Parrique — La décroissance est une réduction de la production et de la consommation, avec quatre aspects : on le fait pour alléger l’empreinte écologique, de manière planifiée démocratiquement, en faisant attention aux inégalités et dans le souci du bien-être. C’est devenu une boîte à outils formidable pour repenser l’économie aujourd’hui.

Vouloir la sobriété tout en maintenant l’activité économique, c’est l’équivalent de vouloir freiner tout en maintenant le pied sur l’accélérateur. Cette croyance que l’on pourrait produire plus et polluer moins est une fake news. Le dernier clou sur le cercueil de cette hypothèse de la croissance verte a été posé dans le volet 3 du dernier rapport du Giec [1]. Tous les auteurs cités le disent : on a observé des verdissements ici et là, la plupart du temps seulement sur le carbone, et dans tous les cas c’est insuffisant. (...)

Un deuxième grand indicateur est l’empreinte matière, qui concerne notre dépendance à l’extraction de biomasse, de minéraux, de métaux. Cela rassemble 90 % des impacts sur l’environnement. On approche 17 tonnes par an par habitant en France d’empreinte matière, alors qu’on n’aurait jamais dû dépasser 3 à 6 tonnes.

Le but est une économie de production et de consommation conciliable avec la soutenabilité écologique définie par les scientifiques. Pour simplifier, le respect des limites planétaires. On en est loin. Il faudrait faire le plus de décroissance possible dès le départ et ensuite se concentrer pour verdir ce que l’on n’aura pas pu faire décroître. (...)

Et il y a énormément de marge de manœuvre pour réduire des productions et des consommations qui ne contribuent plus ou n’ont jamais contribué au bien-être.

Le PIB reste pourtant l’instrument de pilotage essentiel des décideurs économiques.

C’est un obstacle majeur. On a créé toute une culture, tout un imaginaire autour du PIB qui ne correspond pas du tout à la réalité de l’indicateur. (...)

Tout le monde est d’accord sur les limites du PIB. Mais on n’a pas réussi à le changer. Des pays comme l’Islande, la Finlande, le Pays de Galles, l’Écosse et la Nouvelle-Zélande se sont lancés dans le défi d’une alternative au PIB. Mais cette question des indicateurs est la moins radicale, avec le moins de conséquences.

Si cela n’avait pas de conséquences, ça ne devrait pas poser problème de le changer. Or le système refuse. C’est problématique, non ?

L’idéologie de la croissance s’est développée indépendamment de cet indicateur. Pour elle, le but du gouvernement est d’augmenter la croissance du PIB, celui de l’entreprise est de faire des profits, et celui de l’individu de générer des revenus. Mais les coopératives, qui se sont débarrassées de la lucrativité, ont leurs propres indicateurs. On pourrait faire la même chose si l’on posait un cadre de comptabilité écologique dans les entreprises : le financier serait encastré dans le social, lui-même encastré dans l’écologique. (...)

Le capitalisme a pour objectif l’accumulation du capital. Des objectifs de convivialité sociale et de soutenabilité écologique, avec comme priorité le renoncement, sont contraires à l’objectif du capitalisme. Si l’on veut prospérer sans croissance, il va nous falloir changer les institutions qui composent le système capitaliste — l’organisation du travail sous le salariat, la concentration des moyens de production, l’organisation de la production avec l’objectif de la lucrativité et la vente de marchandises sur des marchés. (...)

Le but de l’économie est de satisfaire les besoins. La critique de la croissance est celle d’une économie qui a perdu de vue les besoins. Parce que la maximisation du PIB, des profits ou des revenus n’a aucune correspondance avec des besoins concrets. (...)

Vous avez comparé le budget carbone avec le budget euro. La grande différence, c’est que, en monnaie, on peut emprunter.

Et c’est extrêmement surprenant : les contraintes financières, la monnaie étant une construction sociale, sont assez flexibles. Alors que la contrainte carbone, non, parce qu’on ne peut pas négocier avec le climat. Mais on se retrouve dans des situations où l’on fait fluctuer le social et l’écologique en fonction des budgets financiers. Cette obsession du financier, on doit la renverser. On l’a déjà fait pendant la pandémie, quand on a levé la règle européenne de ne pas dépasser un déficit de 3 % du PIB.

Le changement climatique, ce devrait être la même chose. Mais les pays du Nord empruntent du budget carbone aux pays du Sud depuis des décennies, voire des siècles. Or les pays du Nord ne vont pas pouvoir rendre. Parce qu’à la différence de l’argent, le carbone, une fois qu’il a été brûlé, il n’est pas récupérable (...)

La décroissance va vers une relocalisation, dans l’idéal du municipalisme libertaire. Dans ce concept de souveraineté énergétique, pas à l’échelle du pays, mais de la biorégion ou du village, des technologies comme le nucléaire sont très compliquées à utiliser. (...)
Les sciences économiques sont fermées, pas seulement à la décroissance, mais à l’économie hétérodoxe en général, qu’elle soit marxienne, institutionnelle, féministe ou écologique. Depuis que j’ai publié ma thèse en mars 2020, j’ai dû faire 200 ou 300 interventions sur la décroissance, mais jamais dans un département d’économie. Les économistes ne sont pas intéressés par le concept. (...)

Si dans les années 70 on avait fait des choix différents, je ne pense pas qu’aujourd’hui on serait confrontés à des poussées d’extrême droite aussi prononcées. Si l’on n’agit pas aujourd’hui, des crises migratoires seront d’une ampleur inégalée comparé à ce qu’on a pu observer dans les dernières décennies, et on se retrouvera avec des problèmes insurmontables. (...)

Si l’on commence aujourd’hui, cela nous prendra quelques décennies de travail avec des choix très difficiles. Si l’on attend dix ans, cela s’étalera sur quarante ou cinquante ans. Si on avait commencé dans les années 70, ça serait déjà terminé.