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Torture dans les prisons d’Azerbaïdjan : quand l’argent de l’Europe finit dans les geôles de Bakou
#azerbaidjan #Europe #repression #torture #journalistes
Article mis en ligne le 4 février 2024
dernière modification le 3 février 2024

Depuis novembre dernier, six membres d’Abzas Media dont cinq journalistes ont été arrêtés en Azerbaïdjan, officiellement pour « trafic de devises étrangères ». Dans le viseur des autorités depuis plusieurs années, ils travaillaient ces derniers temps sur l’usage de la torture dans les geôles de leur pays, lesquelles bénéficient de fonds européens.

Selon Ulvi Hasanli, qui a pu brièvement se confier à des reporters avant son incarcération, cette somme d’argent aurait été volontairement posée là par les services azerbaïdjanais. Officiellement accusé de « trafic de devises étrangères », Ulvi Hasanli aurait été giflé et brutalisé à plusieurs reprises durant son arrestation. « On lui a dit : “pourquoi tu racontes des histoires sur la corruption et pas sur nos succès au Karabakh ?« , « tu n’as pas d’autres problèmes à couvrir ? », témoigne Sevinc Vaqifqizi sur son smartphone avant de monter dans l’avion pour un destin quasi certain : celui de sa propre arrestation. « Je ne peux pas laisser Ulvi [Hasanli] là-bas et vivre ma vie tranquillement dehors. » Sans surprise, Sevinc Vaqifqizi a été arrêtée dès sa descente de l’appareil sur le tarmac de l’aéroport international Heydar Aliyev, du nom du père de l’actuel président, à la tête de l’ex-république soviétique jusqu’en 2003. (...)

Comme Ulvi Hasanli et Sevinc Vaqifqizi, Mahammad Kekalov, Nargiz Absalamova, Elnara Gassimova, Hafiz Babali, quatre autres membres ou collaborateurs réguliers d’Abzas Media ont été également placés en détention ces dernières semaines. À la même période, le président Aliyev a annoncé la tenue d’une élection présidentielle anticipée le 7 février prochain. (...)

Dans ce pays qui borde la mer Caspienne, 151e sur 180 au Classement mondial de la liberté de la presse établi par Reporters Sans Frontières (RSF), où les journalistes sont régulièrement persécutés ou emprisonnés, Abzas Media fait figure d’ovni. Leurs dernières enquêtes encore en ligne égratignent un ministre et ses business lucratifs, révèlent des circuits de corruption dans le Haut Karabakh, ou encore les actifs dissimulés de la famille du président Aliyev. Des sujets sensibles pour un régime autoritaire qui n’a pas hésité à faire espionner la rédactrice en chef d’Abzas Media au moyen du logiciel espion Pegasus comme Forbidden Stories et ses partenaires l’ont révélé en juillet 2021. (...)

Muselés par le pouvoir, Sevinc Vaqifqizi, comme les autres membres d’Abzas Media ont demandé que leurs enquêtes soient poursuivies par d’autres journalistes. (...)

« Qu’ils ne s’imaginent pas pouvoir mettre fin à ces enquêtes en nous arrêtant individuellement. Cela n’arrivera pas et nous continuerons à les décevoir. »

Pour leur travail, les journalistes d’Abzas Media avaient reçu un soutien financier européen. Parmi leurs sujets d’enquête, la pratique de la torture en Azerbaïdjan. (...)

Depuis 2001 date de son entrée au Conseil de l’Europe, l’Azerbaïdjan présente un CV particulièrement dramatique en matière de droits de l’homme. (...)

Forbidden Stories et les partenaires du projet « Baku Connection » ont décidé de poursuivre le travail des journalistes d’Abzas Media sur la pratique de la torture et le système judiciaire et pénitentiare azerbaidjannais. Un fil qui nous conduit tout droit au cœur de l’Europe. (...)

Car c’est depuis Strasbourg qu’ont été versés plus de 23 millions d’euros depuis 2014 par le Conseil de l’Europe pour financer différents programmes de développement en Azerbaïdjan. Cette organisation intergouvernementale dédiée à la défense des droits de l’homme compte 46 États membres. Selon des documents consultés par Forbidden Stories, l’objectif de ce financement, dont une grande partie des fonds provient du budget de l’Union Européenne, est de permettre, entre autres, le « renforcement des capacités du système judiciaire, l’amélioration de la gestion des tribunaux » mais aussi de lutter « contre la corruption et la cybercriminalité » dans le pays. Un projet nommé SPERA s’élevant à plus de 1,3 millions d’euros co-financé par l’UE et le Conseil de l’Europe vise spécifiquement le système pénitentiaire. Au menu : des réunions sur Zoom pour discuter de « dynamique de sécurité », des workshops pour « coacher » les managers des prisons azerbaïdjanaises ou encore une « visite d’étude » d’une prison en Espagne. (...)

Arif et Leyla Yunus ont passé ces 30 dernières années à documenter les abus du clan Aliyev, surnommé « les Corleone » dans un câble diplomatique du Département d’État américain. Ce couple d’historiens et militants des droits de l’homme, vit aujourd’hui dans un lieu tenu secret au nord des Pays-Bas. Ils sont devenus au fil des années un symbole de la résistance face au régime. Depuis leur terre d’exil, ils continuent de recevoir des témoignages sur des cas de violations de droits humains. « Y compris parfois des appels passés directement depuis les cellules », raconte Arif Yunus. Son épouse Leyla, épuisée par la maladie et par de longs mois douloureux en prison, arbore avec fierté sa Légion d’honneur quand elle reçoit un journaliste français dans leur appartement ensoleillé.

Arif garde toujours sur les séquelles psychologiques et physiques des mois passés dans l’enfer des cachots azéris. Arrêté en 2014, il a passé au total près de seize mois en prison. Détenu dans les sous-sols du ministère de la sécurité nationale, il raconte dans un livre paru en janvier 2024 les terribles séances de torture qui ont duré toutes les nuits pendant deux mois. (...)

Lorsqu’on lui montre la liste des participants azerbaïdjanais à la réunion Zoom organisée le 28 octobre 2021 par l’Union Européenne et le Conseil de l’Europe sur la réforme pénitentiaire en Azerbaïdjan, Arif Yunus peine à y croire : « Lui, c’est Elnur Abbasli, l’un des responsables de la prison Numéro 16. Il nous a été souvent rapporté que la torture était aussi pratiquée dans cette prison. Sans l’aval de la direction de la prison, ces choses n’arrivent pas. » Arif et Leyla Yunus découvrent ensuite le visage d’un autre participant au programme européen : « Lui, c’est Iftikhar Qurbanov, c’est un médecin, mais en réalité il est en lien avec les services spéciaux. Il nous a personnellement intimidés Leyla et moi. »

Invité également à participer au travail à l’amélioration du système pénitentiaire azerbaidjannais, le directeur, d’après Arif Yunus, d’une « GONGO », soit une fausse ONG selon l’expression en vigueur en Azerbaïdjan, qui désigne de pseudo associations contrôlées par le pouvoir. Son nom figure dans la liste des 640 organisations non gouvernementales ayant félicité le président Ilham Aliyev le 9 novembre 2020, lors de la signature de l’accord de cessez-le-feu entre l’Azerbaïdjan et l’Arménie. Le texte glorifiait Aliyev (...)

« Ce n’est qu’une façade. Ils ne font que des séminaires »

« Ils peuvent aller visiter des prisons en Norvège ou ailleurs. Mais tout cela ne change rien. Tout cela ne sert à rien. Le système reste absolument le même », raconte Arif Mammadov, ancien ambassadeur de l’Azerbaïdjan au Conseil de l’Europe, passé depuis dans l’opposition et en exil à Bruxelles. (...)

Selon un rapport d’évaluation du Conseil d’Europe, l’Azerbaïdjan aurait mené à bien des réformes de son système pénitentiaire. D’après des documents consultés par Forbidden Stories, « un certain nombre d’infractions ont été dépénalisées, des peines alternatives ont été introduites, ainsi que des mesures de contrainte non privatives de liberté ».

Sont également évoqués la « réduction du nombre et de la durée des détentions provisoires », ainsi que le « décret présidentiel » d’avril 2019, qui aurait permis de réformer le système judiciaire et juridique. Mais pour les experts des droits de l’homme azerbaïdjanais, ce n’est que de la poudre aux yeux : « Le type de règlement adopté n’a pas d’importance, surtout lorsqu’il s’agit de prisonnie (...)

Dans son rapport d’activité sur la coopération avec l’Azerbaïdjan, le Conseil de l’Europe se félicite d’avoir formé « quatre-vingt-cinq candidats avocats » aux « normes du Conseil de l’Europe ». Quant à Yalchin Imanov, il a été radié du barreau en 2017, après avoir porté plainte pour des faits de torture contre l’un de ses clients.

« Il va de soi qu’on ne peut pas leur imposer de travailler sur des sujets sur lesquels ils ne souhaitent pas travailler d’une certaine manière », admet de manière embarrassée un officiel du Conseil de l’Europe. « C’est un travail de dialogue et de coopération. C’est pas la panacée… forcément. Les deux parties sont invitées à mettre un peu d’eau dans leur vin. »

Quant aux fausses ONG, une vingtaine de parlementaires du Conseil de l’Europe ont tiré la sonnette d’alarme en juin 2019 en signant une motion appelant l’Assemblée du Conseil de l’Europe à « enquêter sur les organisations auxquelles ils attribuent des fonds afin d’éviter de financer les GONGO qui ne feront que répondre aux appels d’offres du gouvernement sous le prétexte d’un travail de la société civile. » (...)

Contacté par Forbidden Stories, le service de presse du Conseil de l’Europe n’a pas donné plus de détails sur les procédures d’évaluation des programmes financés en Azerbaïdjan. Quant au risque de faire appel à de fausses ONG, le bureau du Secrétaire Général assure travailler avec des ONG sélectionnées sur la « base d’une procédure d’appel d’offres publique et transparente. » (...)

Depuis 2014, les institutions européennes n’ont cessé d’injecter des fonds en Azerbaïdjan. Des progrès ont-ils été constatés depuis ? Pas vraiment, selon Djordje Alempijević qui a visité à plusieurs reprises les prisons du régime au nom du CPT. Pour lui, la situation sur place est « endémique et résistante ». « Nos conclusions ne nous ont pas convaincus que des progrès ont été accomplis dans la résolution du problème. » (...)

Des traces des visites du Comité européen pour la prévention de la torture en Azerbaïdjan, on n’en trouve que jusqu’en 2018. Silence radio depuis. Les délégations continuent de visiter les prisons – la dernière inspection date de décembre 2022 – mais le Comité qui dépend du Conseil de l’Europe, n’a pas eu le droit de rendre public ses propres rapports… car l’Azerbaïdjan s’y est opposé. « Les autorités n’aiment pas le contenu de nos rapports (…) elles ne veulent pas que ces faits soient divulgués au public », affirme l’inspecteur du CPT, quelque peu gêné.

La règle en vigueur au Conseil de l’Europe a de quoi surprendre. Celui qui est contrôlé par le CPT a le droit de censurer celui qui le contrôle. « C’est beaucoup trop politique. C’est plus de la politique qu’une approche humanitaire », tempête le parlementaire chypriote Constantinos Estafios. Dans une résolution déposée le 24 janvier dernier, il appelle à changer cette règle. La directrice du Comité européen pour la prévention de la torture n’a pas souhaité répondre à nos questions. (...)

À Bruxelles comme à Strasbourg, l’embarras à évoquer le sujet pour certains responsables européens est visible. En témoigne la technique d’évitement mise en place par Dunja Mijatović, commissaire aux droits de l’homme au Conseil de l’Europe lorsque nous tentons de l’interroger sur une possible suspension du pays (...)

Si l’Azerbaïdjan est aussi influent en Europe malgré les nombreux cas de violations des droits de l’homme rapportés, c’est surtout grâce à son pétrole et son gaz. En témoigne la visite officielle d’Ursula Von Der Leyen venue signer un nouveau contrat d’approvisionnement avec Ilham Aliyev à l’été 2022 alors que la Russie venait de suspendre les exportations de gaz vers l’Europe. La présidente de la Commission européenne louait alors un « partenaire digne de confiance » et « fiable » depuis les jardins du palais présidentiel. Une visite qui lui attiré de nombreuses critiques. (...)

À Strasbourg, les voix critiques à l’encontre de l’Azerbaïdjan se sont multipliées ces derniers mois, depuis l’intervention militaire de l’ex-république soviétique dans le Haut Karabakh, qui a contraint à l’exil les populations arméniennes.

Le 24 janvier, par 76 voix pour et 10 voix contre, l’Assemblée parlementaire a décidé de rejeter les pouvoirs de la délégation parlementaire azerbaïdjanaise pour manquement à ses obligations en tant qu’État membre du Conseil de l’Europe. (...)

A quelques jours des élections présidentielles, le site d’Abzas Media n’est plus accessible depuis Bakou. Les dernières nouvelles d’Ulvi Hasanli, son directeur, datent du 30 décembre. Malgré les conditions d’isolement, quelques mots rédigés depuis sa cellule ont été rendus publics. « Vous savez probablement que nous – Sevinj Vaqifqizi, Nargiz Absalamova, Hafiz Babali, Mahammad Kekalov et moi-même – sommes complètement isolés. Aucune conversation téléphonique ni rencontre avec nos familles n’est autorisée. Il est même interdit d’appeler nos avocats, le médiateur, et d’écrire des lettres à nos proches. Les membres du gouvernement devraient comprendre qu’il est impossible d’empêcher complètement la critique et la liberté d’expression. » Ulvi Hasanli conclut sa lettre en s’inspirant d’une citation d’Einstein : « La vérité est subtile, mais elle n’est pas malveillante. »

Lire aussi :

 (France24)
Torture en Azerbaïdjan : quand l’Europe regarde ailleurs

(...) Aux côtés d’un consortium de médias français et internationaux, RFI et France 24 poursuivent les enquêtes des journalistes emprisonnés sur la corruption au sein des autorités azerbaïdjanaises. Elles sont publiées par une dizaine de médias partenaires. (...)

Forbidden Stories est un réseau international de journalistes dont la mission est de poursuivre les enquêtes de journalistes assassinés, menacés ou emprisonnés. Depuis sa création en 2017, plus de 150 journalistes et 60 médias ont participé aux enquêtes collaboratives coordonnées par Forbidden Stories, dont le "Projet Rafael", "Story Killers" ou encore le "Projet Pegasus". (...)