
Arte a entamé ce jeudi la diffusion de Trepalium, une série d’anticipation qui imagine un monde largement dégagé du travail – pour le pire plutôt que pour le meilleur. Sur le même thème, Cory Doctorow publiait en 2003 Dans la dèche au Royaume Enchanté, un roman futuriste qui envisageait plus radicalement les possibilités ouvertes dans une économie post-rareté et post-travail. Sans travail, c’est peut-être tout un système de valeur qui serait amené à changer.
Imaginer la fin du travail peut produire des résultats angoissants. La série télévisée Trepalium actuellement diffusée sur Arte en est une expression. Dans le monde décrit, la très grande majorité de la population (80 %, nous dit-on) en est réduite à rêver de pouvoir décrocher un emploi. Un mur a même été construit pour assurer une relative tranquillité aux « Actifs » de la « Ville », maintenant donc les autres dans la « Zone », avec pour maigre espoir de pouvoir éventuellement être sélectionné(e)s pour un « emploi solidaire » (la dernière mesure gouvernementale pour essayer de calmer la révolte montante). Certes, la série, à cause de ses résonances éminemment actuelles, peut faire réfléchir, mais, à cette aune, son potentiel peut paraître limité. Plutôt que ce traitement faussement subversif (et esthétiquement peu inventif), peut-être aurait-il mieux valu une fiction plus risquée, où le travail n’est plus la valeur centrale. Tant qu’à faire dans la fiction spéculative, autant quitter la facilité dystopique, a fortiori si elle est une pâle extrapolation de l’épuisement des sociétés industrialisées et du modèle fordiste (voire une manière de préparer les esprits à une inéluctabilité des « réformes structurelles », sous peine d’en arriver un jour à ce type de futur repoussant).
Par contraste, peut-être que le format littéraire permet d’aller explorer des territoires imaginaires plus inspirants. Après tout, la question du travail et de son devenir est aussi déjà présente dans la science-fiction . Dans le roman intitulé Dans la dèche au Royaume Enchanté , Cory Doctorow part d’un postulat plus radical. (...)
Derrière l’intrigue (en gros, la rivalité entre les groupes gérant des attractions concurrentes), les lecteurs peuvent ainsi voir fonctionner des modalités différentes d’organisation sociale. Avec pour les individus des soucis différents. (...)
L’intérêt du roman de Cory Doctorow est qu’il permet, dans le registre de l’anticipation, de travailler des hypothèses sur ce que pourrait être une économie post-rareté et post-travail. Il fait en quelque sorte la supposition que l’accès à des possibilités technologiques conduira à une évolution des valeurs, spécialement quant aux motivations qui doivent guider les existences individuelles, quant à la conception du travail et à sa centralité dans les collectifs. Dans la « Société Bitchun », il ne semble guère y avoir de sens à essayer de ranger les individus dans les catégories de producteurs et de consommateurs. Ces rôles sociaux, de même que le salariat, se sont dissous. (...)
Cory Doctorow a également bien compris que tout individu a besoin de reconnaissance et garde une tendance à vouloir se situer par rapport aux autres. La condition humaine a bien d’autres dimensions que celle du travail pour la structurer. Est-il enviable d’être noté en permanence, sur le moindre de ses actes ? C’est la subjectivité néolibérale qui survivrait ainsi sous d’autres formes, où l’individu devrait malgré tout veiller à sa valorisation et rester entrepreneur de lui-même. Les logiques de marché, voire les inégalités qui en résultent, ne seraient que déplacées (même si, formellement, ont disparu les préoccupations sur les moyens d’assurer sa subsistance). (...)