
Pour le maître de conférences en politique internationale Pierre Haroche, la spectaculaire altercation entre Donald Trump et Volodymyr Zelensky a le mérite de clarifier les intentions du président américain vis-à-vis de l’Ukraine, mais aussi des Européens, qui vont devoir apprendre à « se débrouiller tout seuls ».
Quelques heures après avoir subi une tentative d’humiliation de la part de Donald Trump et de son vice-président J. D. Vance, le président ukrainien Volodymyr Zelensky a posté sur le réseau X un message d’apaisement qui contraste avec la violence des attaques qu’il a subies dans l’enceinte de la Maison-Blanche.
« Je remercie le président Trump, le Congrès pour leur support bipartisan, écrit-t-il. En dépit d’un dialogue âpre, nous restons des partenaires stratégiques. Mais nous devons être honnêtes et directs les uns avec les autres pour vraiment comprendre nos buts partagés », poursuit Volodymyr Zelensky. (...)
- Pierre Haroche (...) Dans une rencontre diplomatique, même s’il y avait des désaccords sur certaines appréciations, on essaye généralement de ne pas les étaler en public.
Là, non seulement ils ne les ont pas cachés, mais ils les ont mis en scène. Donald Trump a même dit qu’il était heureux que les caméras aient pu enregistrer la dispute. Je ne sais pas si c’était anticipé, mais la théâtralisation est totalement assumée. Donald Trump et J. D. Vance ont voulu montrer clairement qu’ils n’avaient pas changé d’avis sur l’Ukraine
S’il y a eu une intention derrière, il faut se poser la question : pourquoi ? Les Américains n’ont pas besoin d’affaiblir les Ukrainiens ni d’humilier Zelensky pour arriver à leurs fins. Quel était l’intérêt de cette mise en scène ? (...)
certains disent que c’est une façon de mettre sur le dos de Zelensky l’échec de la négociation avec les Russes. Plutôt que de dire que les Russes ne veulent pas la paix, on préfère taper sur le faible en disant : « Voyez, c’est les Ukrainiens qui ne veulent pas la paix. »
Cet incident révèle également l’échec de la stratégie de la dernière chance défendue par certains Européens, comme Emmanuel Macron ou le premier ministre britannique Keir Starmer, qui espéraient avoir une ultime chance de réconciliation. En Europe, beaucoup voulaient encore se rassurer en se disant qu’il était possible d’influer sur Donald Trump avec un peu de politesse et de manipulation psychologique, par exemple en le flattant et en lui proposant un bon « deal ».
Donald Trump a mis fin à cette illusion. Il a montré qu’il avait une idée solide en tête et qu’elle était partagée par son vice-président et toute son administration. Son positionnement sur l’Ukraine n’est pas une lubie irréfléchie. (...)
Les premiers jours, on pouvait se dire que les États-Unis voulaient négocier directement avec la Russie, dans le dos des Européens et des Ukrainiens. Dans les jours suivants, ils ont commencé à parler de coopération, de dépassement de leurs désaccords pour coopérer positivement à l’avenir. Parallèlement, le secrétaire à la défense est venu à Bruxelles pour proposer une redéfinition complète de la relation transatlantique. (...)
Il faut désormais avoir en tête que les Américains partent du principe que les Européens sont capables de se débrouiller tout seuls. En fait, cela nous renvoie à la situation internationale des années 1950, alors que Staline était au pouvoir et que tout le monde anticipait une invasion imminente de l’armée soviétique, qui disposait alors d’une supériorité matérielle massive sur les armées européennes.
C’est durant cette période que les États-Unis ont commencé à assumer une responsabilité centrale au sein de l’Otan, notamment en plaçant des centaines de milliers de soldats sur le sol européen pour protéger l’Europe. Ce sont ces bases qui sont en train d’être défaites. (...)
Est-ce que cette histoire peut aider les Européens à avancer ? Je pense que oui, dans une certaine mesure. Il y avait un sujet qui restait un peu un obstacle : ce déni de réalité, ces illusions quant aux intentions de Donald Trump, que nous évoquions. (...)
Donald Trump a mis les points sur les i. Il a affirmé au grand jour qu’il n’avait pas les mêmes objectifs que les Européens concernant l’Ukraine.
Jusqu’à présent, on trouvait toujours un prétexte pour justifier de ne pas prendre de décisions trop audacieuses. On expliquait qu’il fallait temporiser, qu’il s’agissait peut-être d’un malentendu et qu’il existait encore une possibilité de continuer comme avant. J’ai plusieurs fois entendu des personnes faire la comparaison avec une rupture conjugale dans laquelle le partenaire ne croit pas en la séparation et continue à entretenir l’idée que finalement tout ça n’est qu’une dispute.
Et cette vision des relations avec les États-Unis a beaucoup contribué à étouffer les appels à une autonomie stratégique. On expliquait que celle-ci vexerait les Américains et créerait donc plus de problèmes qu’elle n’en résoudrait. Pour certains, l’expression d’autonomie stratégique est tout simplement bannie. C’est pour cela que les propos d’Emmanuel Macron, qui avait estimé en 2019 que l’Otan était en état de « mort cérébrale », avaient suscité autant de réactions.
Or, aujourd’hui, il est tout à fait clair que ce ne sont pas les Européens qui ont créé le problème. Ce sont les Américains qui redéfinissent leur engagement en Europe. Donc ça renverse un peu l’équation. On ne peut plus se dire : « Ne faisons rien parce que la situation actuelle est fragile et qu’il ne faut surtout pas bouger pour la préserver. » Là, il est clair que la situation actuelle est déjà par terre, renversée par les Américains. Et ce n’est pas en ne faisant rien qu’on va régler les choses.