
À l’heure de l’élection de Donald Trump, de la montée des extrême-droite en Europe et du Brexit, la question du mal-être social, culturel et anthropologique ne peut être laissée aux droites populistes et identitaires. Faire de la souffrance et de la vulnérabilité des affects politiques invite à disputer le combat pour l’hégémonie culturelle à celles et ceux qui l’accaparent aujourd’hui. Dans ce texte Amador Fernàndez-Savater propose une anthropologie politique fondée non pas sur la souveraineté d’un sujet dominant mais sur la puissance d’agir des subjectivités vulnérables.
(...) Pelletier fait pour la première fois la connaissance d’un sympathisant du FN lorsque, presque « retiré » de l’activisme, il s’installe avec sa compagne à la campagne, dans l’Aisne. Il s’agit d’Éric, un ouvrier qualifié spécialisé dans l’emballage industriel. Ils deviennent très amis et un jour, alors qu’ils avaient un peu trop bu, Éric lui confesse qu’il vote pour Marine Le Pen : « Quand je l’entends, elle me fout la chair de poule cette femme… comme elle parle des Français, t’es fier… Le parti à la Marine, dans le coin, je connais des gens qu’il a bien aidés… »
Quel type de région est l’Aisne ? Pelletier la décrit comme un paysage typique de la crise. Très dégradé, avec peu d’équipements de santé et de transports, peu de lieux de rencontre (les bars, les paroisses et les associations sportives ferment). Il n’y a pas de travail, beaucoup d’endettement, les jeunes quittent la région, la violence contre les femmes augmente, ainsi que le sentiment général d’insécurité. Par contre, des ghettos de riches sont présents sur tout le territoire : des cadres supérieurs et des professions libérales qui viennent de Paris et achètent de bonnes maisons de pierre ou des fermes abandonnées à des prix cassés.
Après sa rencontre avec Éric, Pelletier se pose de nouvelles questions. La supériorité morale avec laquelle il jugeait auparavant les électeurs abstraits du FN ne lui semble plus acceptable. Il en a maintenant un devant lui, en chair et en os, avec son histoire et ses raisons. Un ami de surcroît. Pelletier conclut son article ainsi : « Au travail, Éric estime qu’il n’est pas respecté par “les jeunes” : pourtant, il s’occupait d’une équipe de cadets, mais son club de foot a fusionné avec un autre. À vivre là, immobilisé dans un espace en déclin, impuissant face à l’écroulement d’un monde qui ne “tient plus”, alors qu’il avait cru pouvoir s’en sortir (de la ferme) et que son territoire se peuple de “Parisiens”, comment Éric pourrait-il se sentir “fier” ? »
crise de la présence
Abandon et absence de ressources, chômage et endettement, rupture du lien entre générations, destruction des lieux de rencontre. La crise n’est pas seulement économique, c’est aussi une crise de références et de fidélités, de croyances et de valeurs. Une crise culturelle profonde, une crise anthropologique des « formes de vie ».
Le collectif Tiqqun nous propose de la penser comme une « crise de la présence ». Qu’est-ce que cela signifie ? Que notre présence, c’est-à-dire notre être au monde, n’a plus de base ferme, n’est plus assuré, n’est plus garanti. (...)
Mais la crise de la présence n’est pas seulement perte ou danger, elle est aussi occasion et opportunité. Dans quel sens ? La présence qui chancelle est la présence souveraine : un type de relation au monde qui se pose en des termes verticaux de domination et de contrôle. Une expérience de vie basée sur la distinction nette entre un sujet qui gouverne et un objet à gouverner. Une conception de la liberté comme domination de la nature, des autres, du temps, de la réalité. Comme autosuffisance et indépendance. (...)
La crise de la présence signifie qu’une angoisse profondément intime nous traverse. Elle peut être d’autant plus forte lorsque nous avons été éduqués dans le moule de la présence souveraine : en tant qu’hommes blancs, adultes et propriétaires, travailleurs dans un monde sans travail, etc. De cette angoisse, de ce chancellement naissent l’inquiétude et le mal-être. La sensation de ne pas avoir sa place, l’impression que « rien n’y fait ». Le mal-être est la manifestation sensible de la crise de la présence.
Avec la crise de la présence s’ouvre la possibilité d’une bifurcation, d’un déplacement, de l’invention d’autres formes d’être et d’entrer en relation avec le monde, tant personnelles que collectives. Le mal-être social peut être un moteur et le centre d’énergie d’une transformation profonde à la fois politique, économique, culturelle, existentielle, etc.
une période obscure (...)
Serions-nous entrés dans une période obscure ? Nous parlerons de période obscure lorsque le mal-être – cette inquiétude, mais aussi cette énergie potentielle de changement - est canalisé par la droite.
Une droite qui n’est pas seulement l’establishment, mais une sorte de paradoxe ambulant : establishment anti-establishment, élite anti-élite, néolibéralisme anti-libéral, etc. C’est le Front national, c’est Trump, c’est le Brexit et toutes les autres variantes de la droite populiste, soutenues par tous les Éric du monde. (...)
La droite populaire paraît satisfaire à sa manière les deux pulsions de l’inconscient identifiées par Freud : l’éros et la pulsion de mort, c’est-à-dire, la pulsion d’ordre et la pulsion de désordre. (...)
débats dans le camp progressiste
Au-delà de la supériorité morale de celles et ceux qui renoncent à s’interroger sur ce qu’ils ne comprennent pas, renvoyant cette attitude à l’ignorance et la brutalité, il y a deux lectures de la situation actuelle dans le camp dit progressiste. Elles méritent toutes deux attention et discussion : la lecture marxiste et la lecture populiste.
La lecture d’inspiration marxiste situe l’origine et la cause de ce qui se passe dans la déstructuration de la gauche et, en général, du paradigme de la lutte des classes. Le mal-être social, jusqu’à présent canalisé dans des organisations et des structures cognitives de gauche, est aujourd’hui orphelin.
Et c’est la droite populiste qui a adopté cet orphelin, en haussant le ton et en s’adressant aux mécontent.es. (...)
Il s’agirait alors de recréer les structures cognitives et organisationnelles de la lutte des classes, en repolitisant l’économie, en parlant d’intérêts matériels, en reconstruisant la gauche. Mais pouvons-nous réduire le mal-être contemporain à une question économique, de classe ? Dans l’histoire d’Éric, nous avons vu que jouent plusieurs situations, processus, facteurs, mais aussi que les dimensions économique, sociale, culturelle, existentielle s’entremêlent de façon inextricable. Les questions culturelles peuvent-elles être pensées comme de simples « illusions », des « distractions » ou « un rideau de fumée » qui nous empêcheraient de voir l’essentiel ? Pouvons-nous supposer que le racisme ou le machisme des électeurs de Trump sont des phénomènes idéologiques et donc secondaires qui disparaîtront une fois le mal-être redirigé vers les questions économiques et de classe ? (...)
La lecture populiste de son côté (je parle maintenant du populisme progressiste) reviendrait à dire qu’il ne s’agit pas tant de trouver les véritables causes du mal-être mais plutôt d’en « construire le sens » et de lui assigner une direction. La société est une structure de sens. L’humain est fait de signes, mais ce sont des signes ouverts, susceptibles d’être appropriés ou conquis. La politique est donc une bataille pour « définir les événements ».
Un exemple très clair : quelle signification donne-t-on à la crise ? Est-elle de la responsabilité des gens qui ont vécu au-dessus de leurs moyens comme disent nos gouvernants ou bien celle de la caste oligarchique qui a pillé le pays ? La réponse résultera de l’issue de la bataille culturelle entre discours et récits et son dénouement ne dépendra pas de la vérité dont ceux-ci sont porteurs mais bien de la puissance rhétorique des métaphores en jeu. (...)
Le problème de cette vision est tout ce que nous perdons en pensant le monde et la politique comme une bataille sémiotique entre codes préalables. La matérialité du réel se perd parce que ce qui est interprété ce sont les signes-messages, le reste, trop abstrait, n’intéresse pas. La singularité irréductible des événements et leurs relations, qui exige de nous une intelligence sensible plus que combinatoire, se dissout elle aussi dans la sémiotique. Disparait également l’autonomie des processus qui peuvent être pensés-dirigés-codifiés depuis l’extérieur. Se perd enfin la possibilité de création de sens nouveaux pour la vie sociale, parce que l’autre, le nouveau, l’inconnu est sans cesse réintroduit dans une logique du même.
le mal-être comme énergie de transformation (...)
Combien de temps pourrons-nous maintenir cette condition de victime ? N’en sommes-nous pas lassés ? Nous ne changeons pas grand chose en substituant un ennemi par un autre, les immigrés par la caste. Nous maintenons ainsi intacte la subjectivité victimaire qui critique mais n’engage aucun changement, qui situe le mal dans l’autre qu’il faudrait éliminer pour que les choses s’arrangent et qui délègue toujours au sauveur de service la tâche de restaurer l’équilibre par la nostalgie de ce qui n’a jamais existé.
Nous n’avons pas besoin d’une critique victimaire et aigrie, mais bien d’une force affirmative et de transformation. Une autre relation, donc, à notre mal-être. C’est sans doute le plus difficile puisque, dans la culture occidentale, rien ne nous éduque en ce sens. L’idéal normatif de la présence souveraine, du contrôle, de la domination et de l’autosuffisance nous fait voir la crise comme la situation à laquelle nous devons échapper au plus vite, qu’il faudrait « résoudre » le plus rapidement possible pour revenir à la normalité. Une autre relation avec le mal-être suppose de ne pas le concevoir comme un tort ou une perte, mais bien comme une occasion et une opportunité, un moteur de changement. (...)
C’est une approche « énergétique » du mal-être : les énergies qui se libèrent en lui sont « commutables », c’est-à-dire transformables en autres choses (en actions, en mots, en « œuvres », en d’autres modes de vie, en de nouvelles sensibilités et références, etc.). Les larmes qui ne se ravalent pas mais qui se partagent peuvent être métamorphosées en actions collectives, en processus d’aide mutuelle, en une créativité donnant lieu à de nouvelles images et mots, en gestes de rejet et de combat. La guérison ne passe pas par la réparation mais par l’auto-transformation. (...)
Nous appellerons force vulnérable le type de force engendrée dans cette présence partagée. Une force qui naît paradoxalement de la faiblesse. Du fait d’avoir été touchés, affectés, frappés par le monde. Ce n’est pas la force de volonté de la présence souveraine, qui se met à distance du monde pour le pousser dans la bonne direction mais une force affectée par le monde et qui, précisément pour cela, peut l’affecter à son tour. C’est la force des affecté.es : ceux des attentats d’Atocha du 11 mars 2004, ceux de la Plateforme des affectés par l’hypothèque (PAH) ou de quiconque capable de convertir la souffrance en énergie de transformation.
Le mal-être, comme énergie et non comme objet à mobiliser ou comme signe à interpréter, est donc la matière première du changement social. Mais sa politisation fait éclater par ailleurs les formes traditionnelles du politique.
Cela suppose de maintenir un lien vivant entre l’existentiel et le politique, aussi étranger au groupe militant (où les problèmes personnels n’ont pas leur place) qu’au groupe de développement personnel (où les problèmes du monde n’ont pas leur place). Cela exige de nous un savoir-faire avec le non savoir, puisqu’il n’est pas possible de connaître au préalable les élaborations de sens auxquelles peuvent donner lieu le contact avec le mal-être. Il n’y a pas de code maître qui ait préalablement les réponses. (...)
Transformer la crise de civilisation en mutation civilisatrice. Ne pas s’accrocher désespérément à quelque chose mais entreprendre un voyage. Ne pas contenir l’écroulement, ni rêver à inverser le mouvement pour retourner d’où nous venons, mais ouvrir et soutenir d’autres mondes ici et maintenant : d’autres modes de relation au travail, au corps, au langage, à la terre, à la ville, aux nous, etc. Profiter de la crise, faire levier à partir de la force vulnérable.
Historiquement, les femmes ont été souvent capables de changer des situations et des lieux de dépendance en des foyers de puissance : déployer une force vulnérable. En ce sens, la meilleure nouvelle que nous ayons eue depuis la victoire de Trump semble être les marches massives de femmes qui ont eu lieu aux États-Unis le jour de son investiture. (...)
Une opposition qui ne serait pas seulement idéologique ou partisane, pas seulement défensive ou de résistance mais qui soit surtout affirmative, qui mette à disposition un nouveau paradigme, des propositions (théoriques et pratiques) pour une mutation civilisationnelle autour du travail, des soins, de la famille, des relations, etc.
Un monde ne s’arrête qu’avec un autre monde. Il ne s’agit pas seulement de s’opposer à Trump, mais au monde dont Trump est la figure insigne. Ce monde de la présence souveraine qui ne connait de réactions que violentes et qui menace de nous faire sombrer tous et toutes avec lui.