
Devant la commission d’enquête Bétharram, le premier ministre a dévoilé son souhait de créer, pour conseiller les autorités, une instance exclusivement composée de victimes, sur le modèle allemand. Un mois plus tard, le flou persistant autour de ce projet inquiète.
Comment éviter qu’une idée intéressante pour lutter contre les violences faites aux enfants, une fois digérée par l’exécutif, se transforme en gadget ? En lot de consolation pour les victimes ? Sinon en mascarade politique ? Depuis l’audition de François Bayrou devant la commission d’enquête Bétharram, c’est la question posée à tout l’écosystème militant et institutionnel engagé sur le sujet, que le premier ministre a pris par surprise, le 14 mai, en annonçant tout à trac son souhait de créer un « conseil des victimes ». (...)
Rien de tel n’existe en France aujourd’hui. Bien sûr, certaines victimes siègent, en tant que telles, au sein d’institutions spécialisées comme la Ciivise (Commission indépendante sur l’inceste et les violences sexuelles faites aux enfants). Et puis des « survivant·es » ont naturellement investi, au Parlement, les délégations aux droits des enfants ou droits des femmes. Mais il s’agirait, cette fois, d’un « conseil » qui serait réservé aux victimes, pour une institutionnalisation de leur rôle.
« J’ai découvert cette proposition comme tout le monde », réagit Alain Esquerre, le porte-parole des victimes de Notre-Dame-de-Bétharram, qui avait pourtant rencontré le premier ministre quinze jours plus tôt et prônait d’autres idées, comme un office de contrôle des établissements scolaires.
« Nous n’avons pas été sollicités [en amont] », s’étonne aussi la Ciivise, déjà au travail depuis quatre ans, destinataire de 30 000 témoignages de victimes et autrice de 82 recommandations à l’intention de l’exécutif – restées lettre morte pour la plupart. (...)
D’après nos informations, si François Bayrou a dégainé cette idée, c’est notamment le résultat du lobbying de Mié Kohiyama, représentante en France de Brave Movement, une organisation internationale qui lutte contre les violences sexuelles faites aux enfants et qui bataille, dans le monde entier, pour convaincre les autorités d’adopter des « conseils de survivant·es ».
L’objectif n’est pas seulement de répondre mieux aux besoins des victimes – plus de 5 millions d’adultes en France ont subi des violences sexuelles durant leur enfance. Mais « les survivant·es ont une expérience de première main à partager, plaide Mié Kohiyama. Parce qu’elles connaissent les lacunes et les failles du système, leur expertise peut contribuer à construire des politiques de prévention plus efficaces ».
En novembre 2024, l’idée s’est imposée à la première conférence internationale d’élimination des violences faites aux enfants, organisée à Bogota (Colombie). En signant « l’appel final », la France s’est engagée à mettre en place des « collaborations […] qui donnent aux survivant·es les moyens de donner leur avis sur la législation, les politiques et les programmes », notamment « grâce à la création de conseils de survivant·es ». Une signature essentiellement symbolique. (...)
Si Matignon a accroché, c’est aussi que Brave Movement a reçu le soutien, en coulisses, de Constance Bertrand, porte-parole du collectif de victimes de Saint-Dominique de Neuilly-sur-Seine. Pour sa part, elle a ajouté une condition : « Que toutes les formes de violences faites aux enfants soient incluses, physiques et psychologiques, pas seulement sexuelles », indique-t-elle à Mediapart. (...)
En France, toutefois, la sortie de François Bayrou ne soulève guère d’enthousiasme depuis un mois – c’est un euphémisme. « Dans le brouhaha médiatique, le conseil des victimes risque de passer à l’as », s’inquiète Constance Bertrand. Et pour cause : l’annonce a péché autant sur la forme que sur le fond. (...)
au-delà de l’affichage, cette question est cruciale : à quelle structure ce « conseil des victimes » serait rattaché ? À la Ciivise (indépendante) ? La haut-commissaire à l’enfance (sous la tutelle de la ministre des familles) ? À une nouvelle autorité (à créer) ? Si oui, avec quel degré d’indépendance ?
Silence radio
« On n’a pas d’infos, s’agace Alain Esquerre. C’est quoi ? Avec quel calendrier ? Quels moyens ? » Depuis un mois, pas un ministre, ni même un parlementaire, n’a repris au bond la balle de François Bayrou. (...)
« Constituer une autorité nouvelle sur le champ des violences faites aux enfants reviendrait à marcher sur les 30 000 témoignages reçus [par la Ciivise]. Ce serait un affront. »
Le collège directeur de la Ciivise
Créée dès l’origine avec une date de « péremption », la Ciivise est censée s’autodissoudre en octobre 2026 – le gouvernement lui a récemment accordé une petite rallonge, sans les moyens humains nécessaires à ses travaux. Mais dans un récent rapport, elle a martelé la nécessité de « pérenniser », au-delà de cette date, « un espace institutionnel dédié » à la lutte contre l’inceste et les violences sexuelles faites aux enfants (sous la forme d’une autorité administrative indépendante, de préférence).
En mars, une réunion interministérielle a délivré un avis favorable à cet objectif de pérennisation. Restait à définir l’« espace institutionnel » en question…
En entendant François Bayrou évoquer une future « autorité » (celle qui serait épaulée par le « conseil des victimes »), sans plus de précisions, le sang de la Ciivise n’a fait qu’un tour. « La Ciivise non seulement peut, mais devrait devenir cette instance en octobre 2026, revendique son collège directeur. Il ne faut pas une instance ex nihilo ou supplémentaire. Constituer une autorité nouvelle sur le champ des violences faites aux enfants reviendrait à marcher sur les 30 000 témoignages reçus […]. Ce serait un affront qui rendrait caduc le projet dans son origine même. » (...)