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Mediapart
« Violences urbaines » : le ministère de l’intérieur essaie (encore) d’écarter les journalistes
#Retailleau ##police #violencesurbaines #journalistes #liberted’informer #manifestations
Article mis en ligne le 6 septembre 2025
dernière modification le 5 septembre 2025

Dans un « guide pratique » diffusé au cœur de l’été, le ministère de l’intérieur résume ce qu’il attend des policiers en cas d’émeutes. Et témoigne une nouvelle fois de son mépris pour le travail de la presse, avant de rétropédaler.

Deux ans après les révoltes consécutives à la mort de Nahel Merzouk, à l’été 2023, le ministère de l’intérieur a formalisé sa nouvelle doctrine sur les « violences urbaines » dans une « instruction commune », adressée fin juillet aux effectifs de la police nationale et de la préfecture de police de Paris.

Ce fascicule de 18 pages (52 avec les annexes), agrémenté de photos d’incendies, de feux d’artifices et de policiers en action, entend tirer les leçons des « violences urbaines inédites » qui ont « mis les services de la police nationale sous tension » à l’été 2023. Il se présente comme un « guide pratique » adressé aux forces de l’ordre pour anticiper les situations d’émeute, coordonner les unités pour y faire face et gérer au mieux les suites judiciaires. (...)

Il n’a toutefois fait l’objet d’aucune communication officielle. C’est sa publication sur le site d’un syndicat de police scientifique, fin août, qui l’a porté à la connaissance du public et a déclenché des réactions indignées des organisations professionnelles de journalistes. En cause, une phrase du document : « La prise en compte du statut des journalistes, telle que consacrée par le schéma national du maintien de l’ordre, ne trouve pas à s’appliquer dans un contexte de violences urbaines. » (...)

« Une attaque en règle contre la liberté d’informer »

Un recours au Conseil d’État annoncé

Le secrétaire général du SNJ, Emmanuel Poupard, rappelle que « le rôle du journaliste est de documenter les dérives qui peuvent se produire de part et d’autre ». Son syndicat a annoncé le dépôt d’un recours en excès de pouvoir devant le Conseil d’État. Contactés par Mediapart, les responsables de la Ligue des droits de l’homme et du Syndicat national des journalistes CGT (SNJ-CGT) indiquent qu’ils se joignent à cette démarche.

Soraya Morvan-Smith, membre du bureau national du SNJ-CGT, dénonce elle aussi « un très mauvais marqueur en cette rentrée difficile », symptôme d’une « bascule idéologique » inquiétante en amont « des journées de mobilisation sociale du 10 et du 18 septembre ». Elle rappelle que, comme toutes les politiques publiques, les dispositifs policiers doivent être soumis « au contrôle, au regard, aux contre-pouvoirs, et les journalistes ont un rôle là-dedans ». La syndicaliste craint qu’un « régime dérogatoire » ne crée « des angles morts pour l’action policière et pour la capacité à documenter des événements de tension sociale ».

Thibaut Bruttin, le directeur général de Reporters sans frontières, regrette également « un choc sur la méthode et sur le fond » et préférerait « discuter de comment protéger les journalistes dans la séquence assez rude qui s’annonce ».

Jeudi midi, la porte-parole de la police nationale a tenté d’éteindre l’incendie dans un post sur X, affirmant que le SNVU « ne remet pas en cause la présence des journalistes lors de ces événements ni ne bride la liberté d’informer ». « La police nationale protège, y compris les journalistes dans l’exercice de leurs missions. C’est pourquoi nous en apporterons la précision dans la doctrine concernée. »

Sollicitée par Mediapart, la direction générale de la police nationale ajoute que « la tournure de la phrase sera reprise afin d’éviter toute mauvaise interprétation, qui n’était en aucun cas l’objectif de ce texte ».

Une tendance de long terme

Dans le cas particulier des « violences urbaines », que le ministère de l’intérieur tient à distinguer du « maintien de l’ordre » – ce qui est contestable en pratique, puisqu’une manifestation n’est pas toujours pacifique ni prévisible –, il n’y aurait donc plus aucune garantie pour la liberté d’informer.

Qu’adviendra-t-il alors des journalistes couvrant des émeutes, déjà fréquemment pris à partie en manifestation par les agents qui les accusent de les gêner ou de n’avoir « rien à faire là » malgré les textes qui s’imposent à eux ? La dégradation des conditions d’exercice observée par les journalistes depuis une dizaine d’années dans les rassemblements de toutes sortes, détaillée dans un rapport indépendant en 2021, va-t-elle franchir un nouveau cap ?

Dans un communiqué diffusé jeudi 4 septembre, le Syndicat national des journalistes (SNJ) dénonce « une attaque en règle contre la liberté d’informer et d’être informé » et « une provocation envers toute la profession », actée « en plein été » et sans aucune consultation préalable.

Un « groupe de contact » censé permettre le dialogue entre des représentant·es de la presse (syndicats, organisations patronales, Reporters sans frontières) et du ministère de l’intérieur (police, gendarmerie, préfecture de police de Paris), se réunit pourtant régulièrement pour tenter de maintenir un dialogue. Mais selon trois organisations professionnelles participant à ces réunions, le « schéma national des violences urbaines » (SNVU) n’a jamais été évoqué. (...)

une bataille juridique engagée par des syndicats de journalistes et des associations de défense des libertés publiques qui obligea le ministère de l’intérieur à revoir sa copie en 2021.

Là où le ministère estimait que les journalistes devaient quitter les lieux lors de la dispersion d’un attroupement, comme les manifestant·es, le Conseil d’État lui a opposé que « les journalistes doivent pouvoir continuer d’exercer librement leur mission d’information ».

Au même titre que les « observateurs indépendants », ils ne peuvent donc être contraints de s’éloigner, « dès lors qu’ils se placent de telle sorte qu’ils ne puissent être confondus avec les manifestants ou faire obstacle à l’action des forces de l’ordre ». Les journalistes n’ont pas non plus l’obligation de s’accréditer pour accéder à des informations en temps réel, ni de porter des signes distinctifs, et peuvent utiliser des équipements de protection. (...)

Loin d’offrir une immunité réelle, ce bouclier de papier n’a conduit qu’à l’accentuation d’une tendance déjà bien installée au sein des forces de l’ordre : épargner les journalistes considérés comme légitimes et écarter les autres, y compris par la force.

En parallèle, toujours en 2021, le Conseil constitutionnel avait censuré une partie de la loi Sécurité globale, notamment un article qui prévoyait de punir « la provocation à l’identification des forces de l’ordre ». C’est-à-dire qu’il aurait pénalisé le fait de photographier ou filmer des policiers ou gendarmes sur la voie publique et de diffuser ces images.

Que ce soit dans les textes ou dans la pratique, lorsque des journalistes sont mis·es à l’écart, brutalisé·es ou menacé·es, les atteintes à la liberté d’informer ne cessent de se multiplier, comme on le voit depuis une dizaine d’années. Le nouveau SNVU, par son mépris du travail de la presse, s’inscrit malheureusement dans cette continuité. (...)