L’audience qui se tiendra le 25 novembre à la Cour de cassation à propos de Vivendi s’annonce cruciale. Selon le ministère public, Vincent Bolloré, premier actionnaire du groupe, ne le contrôle en fait pas. S’il gagne, l’homme d’affaires n’aurait pas à verser 6 à 9 milliards d’euros aux actionnaires minoritaires.
Les apparences sont parfois trompeuses. Pour tout le monde depuis plus d’une décennie, Vincent Bolloré est le patron de Vivendi, dont il est devenu le premier actionnaire en octobre 2012. Un maître absolu, comme il n’a pas manqué de le répéter à maintes reprises, aux salarié·es du groupe, notamment de Canal+ et d’i-Télé (devenue CNews en 2017), qui osaient discuter ou contester ses ordres, sa stratégie, sa vision. Cela est admis par toute la classe politique, qui considère – pour certains avec révérence, pour d’autres avec effroi – l’influence politique qu’a acquise l’homme d’affaires grâce à son empire médiatique.
Eh bien, tout le monde s’est trompé ! Vincent Bolloré est certes un actionnaire important de Vivendi et de ses filiales, mais il ne les contrôlerait pas. Il n’aurait pas le poids suffisant pour imposer ses vues sur la conduite de la société aux actionnaires minoritaires.
C’est du moins la thèse qu’Irène Luc, la première avocate générale de la chambre commerciale, financière et économique de la Cour de cassation, entend défendre devant les magistrats de la Cour le 25 novembre, comme l’a révélé Le Monde. Dans son rapport écrit, que Mediapart a consulté, celle qui représente le ministère public estime qu’avec 29,7 % du capital et plus de 40 % des droits de vote, le groupe Bolloré n’est en fait pas en mesure de présider à la conduite du groupe et d’imposer ses choix.
La « démocratie actionnariale » serait donc parfaitement respectée, contrairement à ce que soutiennent certains actionnaires minoritaires. Emmenés par le fonds Ciam, ils ont porté le dossier devant la justice. Mais pour l’avocate générale, ils sont en position de s’opposer aux projets et aux décisions de Vincent Bolloré, car ce dernier ne détient pas la majorité absolue.
La première avocate générale requiert donc que soit cassée la décision de la cour d’appel de Paris du 22 avril 2025, qui imposait à Vivendi de lancer une offre publique de retrait pour dédommager les actionnaires minoritaires opposés à la scission du groupe, intervenue en décembre 2024. Recommandation encore plus surprenante et rarement prise par la Cour de cassation : elle demande que cette cassation soit considérée comme définitive, sans possibilité de renvoyer le dossier devant une cour d’appel pour être rejugé. (...)
Scission désastreuse
Car qui pourra arrêter Vincent Bolloré si un tel arrêt est rendu ? Depuis qu’il est entré dans Vivendi en 2012, par le biais d’un apport survalorisé de ses chaînes Direct 8 et Direct TV, il exerce un pouvoir absolu. Il a imposé son fils Yannick et ses proches à tous les postes de direction. Toutes les opérations ont été faites dans son seul intérêt, de l’achat (là encore survalorisé) de Havas par Vivendi à la distribution de dividendes exceptionnels et aux rachats d’actions, qui lui ont permis de monter au capital sans débourser le moindre centime. (...)
Rien ne s’est opposé à cette conquête, jusqu’à ce que les actionnaires minoritaires se révoltent à l’automne 2024, en découvrant le projet de scission de Vivendi. (...)
La suite a donné raison aux contestataires : les résultats de la scission sont désastreux. (...)
« La logique de cette scission est qu’un jour ou l’autre, Vincent Bolloré retire son groupe de la cote pour se mettre à l’abri de toute attaque. Et comme à son habitude, il va chercher à payer le prix le plus bas possible », prédisait un analyste au moment de l’éclatement de Vivendi.
Sans attendre, le groupe Bolloré a commencé à renforcer le contrôle familial. (...)
Dans leur jugement, les magistrats de la cour d’appel de Paris s’étaient longuement attardés sur l’article 233-3 du Code de commerce définissant la notion de contrôle d’une société. Au-delà de la majorité arithmétique, il existe de nombreuses zones de flou, où un actionnaire peut, sans avoir la majorité, exercer une position déterminante.
L’arrêt de la cour prend soin de citer longuement l’intervention de Robert Badinter, alors ministre de la justice, présentant la réforme de cet article du Code du commerce en 1985. « Il peut aussi y avoir contrôle avec une participation minoritaire, notamment lorsque l’actionnariat est très diffus. Les critères ne peuvent être totalement quantitatifs », avait expliqué le ministre aux législateurs.
La jurisprudence a défini une série de critères pour le mesurer : organisation du capital en un actionnariat diffus ou non, votes dans les assemblées générales, rôle d’un actionnaire dans les organes de direction...
La cour d’appel avait soigneusement repris tous ces éléments et ses conclusions étaient sans appel. « Il convient de retenir l’existence d’un contrôle de M. Vincent Bolloré sur Vivendi », écrivait-elle, notamment en raison des droits de vote dont il dispose. (...)
Contrôle arithmétique
L’avocate générale de la Cour de cassation aboutit à une tout autre conclusion, pour qui « la doctrine soutient une lecture arithmétique et restrictive » de la loi. « Il est retenu que la société contrôlante doit disposer de la majorité des votes exprimés en assemblée générale », écrit-elle. Une lecture des plus étroites, qui balaie en fait allègrement les faits. (...)
Si la plus haute juridiction du pays décide de contourner l’esprit des textes, l’effet risque d’être désastreux. Au moment où le gouvernement et les milieux financiers pressent les Français de placer leur épargne en Bourse, ces derniers ne pourraient tirer qu’une conclusion d’un tel dossier : en tant qu’actionnaires minoritaires, ils n’auraient le droit que de se faire tondre.