
Au cours d’une année ordinaire — même si chaque année sous le règne de plus en plus tumultueux de Vladimir Poutine peut être qualifiée d’exceptionnelle — des millions de Russes auraient passé les quinze jours précédant le 9 mai à se préparer intensément. Le jour de la Victoire, comme la Russie appelle le jour où sa « Grande guerre patriotique » a finalement pris fin en 1945, est le plus grand jour férié de l’année.
Des milliers d’étudiants et de membres de groupes de jeunes militaires auraient dû participer à des répétitions en vue de défilés, de représentations et de concerts de toutes sortes, pendant le défilé central de la nation sur la place Rouge, sur toutes les places des villes et dans toutes les écoles du pays. Les troupes auraient dû se rassembler pour faire défiler l’infanterie en rangs serrés, des colonnes de blindés et des exhibitions aériennes. Les hommes politiques auraient dû préparer des discours pour les prononcer devant des foules massives d’auditeurs ordinaires (...)
Pourtant, cette année, rien ne se passera comme prévu. Vladimir Poutine sortira quand même pour faire un discours aux troupes rassemblées et à ses soutiens sur la Place Rouge (...)
Mais, de l’extérieur du moins, au-delà de cet événement central, le Jour de la Victoire 2023 semble devoir être bien silencieux. Des défilés ont été annulés dans la douzaine de grandes agglomérations situées à six cents kilomètres de la frontière avec l’Ukraine. Le Régiment immortel, qui voit habituellement plus d’un million de Russes dans les rues, et même la participation personnelle de Poutine, a vu ses défilés remplacés par des alternatives en ligne2. L’État explique que ces annulations visent à assurer la sécurité des participants, qui pourraient être la cible de ce qu’il appelle des « terroristes », c’est-à-dire, implicitement, des Ukrainiens. (...)
Les commentateurs occidentaux n’ont pas manqué cette occasion de tourner en dérision cette annulation « embarrassante » ; un expert a même suggéré que « l’incapacité à marquer le Jour de la Victoire indique de sérieux problèmes qu’il est difficile de dissimuler, même dans l’environnement d’information étroitement contrôlé de la Russie »4. Cette dernière subit un coup dur sur le terrain en Ukraine puisque sa guerre de trois jours s’est transformée en un combat de quinze mois. (...)
Comment l’État peut-il célébrer les réalisations de l’État qui l’a précédé lors de la Seconde Guerre mondiale à l’occasion du Jour de la Victoire, alors qu’il semble aujourd’hui perdre sur tous les fronts ? Et que révèle l’obsession permanente de la victoire, alors même que la Russie subit une défaite, sur la nature de la guerre et de la paix à l’ère de Poutine ? (...)
La guerre des mémoires en ligne
Les défilés en personne sont une entreprise risquée pour un État autoritaire comme la Russie. Depuis une poignée de manifestations dans les grandes villes au lendemain de la nouvelle attaque contre l’Ukraine en février 2022, il n’y a pas eu de grands rassemblements incontrôlés dans le pays. L’organisation de défilés cette année, alors que la contestation s’accroît et que la crainte de perturbations est réelle, représente peut-être un trop grand risque à prendre. (...)
Grâce aux réseaux sociaux et aux campagnes en ligne, les fidèles de la Russie peuvent continuer à vivre leurs fantasmes patriotiques sans être dérangés par les désastres qui se déroulent autour d’eux — et cette année, le Régiment immortel et des dizaines d’événements parallèles se dérouleront uniquement en ligne.
L’État numérise ses célébrations militaires depuis plusieurs années — un processus qui s’est accéléré pendant la pandémie de Covid, lorsque les rassemblements de masse ont menacé d’aggraver la situation sanitaire de la Russie (...)
Les Russes ordinaires sont encouragés à imiter ces influenceurs en téléchargeant leurs propres histoires familiales, photographies et récits dans des dépôts de mémoire tels que le site web « Mon régiment »7. Des groupes de jeunes prennent part à des campagnes numériques, produisant des vidéos à la luminosité douce et chatoyante qui combinent l’esthétique des campagnes de propagande militarisées de l’État et la provende habituelle d’Instagram. (...)
Les défilés de masse dans les rues de Russie peuvent servir d’étincelle potentielle pour le mécontentement et les manifestations de frustration à l’égard du régime, mais ce monde virtuel en plein essor représente un point de rassemblement bien plus insidieux pour l’État qui veut héroïser ses guerres. C’est ici, en ligne, qu’un État de plus en plus à l’aise avec le numérique peut créer et recréer la réalité à sa guise (...)
Comment le temps épique perpétue le conflit : coordonnées du cycle russe
Le philosophe et critique littéraire russe Mikhaïl Bakhtine a passé des années à s’interroger sur la manière dont les êtres humains décrivent et vivent le passage du temps (...)
Pour Bakhtine, le temps de l’épopée est un temps où rien ne change, où il n’y a pas de dissidence, où l’ironie est absente et où tout est prédéterminé. C’est le monde de l’héroïsme absolu, des grandes actions, des conquêtes spirituelles et des mythes fondateurs de la nation. (...)
Cependant, comme le note Bakhtine, la réalité banale ne peut jamais permettre aux Russes ordinaires d’entrer dans l’espace sacré de l’épopée. En somme, alors qu’elle s’efforce de trouver des moyens de combler un fossé impossible à combler, la Russie se retrouve donc prise à la fois dans un conflit perpétuel et dans la mémoire perpétuelle du conflit. (...)
La guerre pour la paix et l’épreuve de force pour seul horizon (...)
Dans la conception soviétique, la paix n’était pas — comme elle ne l’est toujours pas aujourd’hui — quelque chose à atteindre par la discussion et le compromis, par l’adhésion à des normes internationales ou par la participation à des institutions transnationales. Il s’agissait d’une chose pour laquelle il fallait se battre dans le cadre d’une lutte épique et sans fin. L’État établissait une vérité dans laquelle la guerre existe comme une fin en soi. La guerre n’existe que pour faire la guerre, et non comme un moyen d’atteindre des objectifs concrets particuliers. (...)
Si, pour autant que je le sache, Vladimir Poutine n’a jamais utilisé publiquement l’expression « bataille pour la paix », ses principaux acolytes l’ont fait. (...)
« L’énergie créatrice » de la destruction
Pour justifier chacune des grandes guerres menées par Vladimir Poutine, le dirigeant et ses propagandistes ont affirmé que la Russie n’était pas un agresseur, mais un défenseur. En Tchétchénie, en Géorgie et en Ukraine, la Russie est présentée comme un « gardien de la paix » — le dirigeant prend soin de formuler ses pensées dans le langage des normes politiques internationales, même si sa compréhension de la « paix » est différente de celle d’autres dirigeants — qui empêche la destruction d’éléments constitutifs d’un monde russe dont les frontières s’étendent bien au-delà du territoire légal de la Fédération de Russie d’aujourd’hui (...)
Pourtant, des analyses universitaires ont montré à maintes reprises que les préoccupations de la Russie en matière de « paix », en particulier lorsqu’il s’agit de « maintien de la paix », ne sont pas motivées par le souci des droits de l’homme, de la protection des personnes ou du droit international. (...)
En ce qui concerne l’invasion de l’Ukraine, et malgré la conduite violente de ses troupes sur le terrain, Poutine a mis en avant la même logique de « bataille pour la paix ». (...)
Pour Poutine, la guerre est et était inévitable. Pour parvenir à la paix — ce que la Russie s’efforce apparemment de faire — il faut faire la guerre. Pourtant, la guerre d’aujourd’hui est présentée, une fois de plus, comme appartenant à un conflit intemporel et épique qui dépasse les frontières du présent : avant même d’avoir commencé, l’« opération militaire spéciale » était déjà « sans fin » et le conflit « ne [pouvait] être évité ». (...)
En effet, le même espace rhétorique a inévitablement été occupé par une série de références aussi bien à des rancunes qu’à des héros historiques : l’idée infondée d’un autre génocide (perpétré par les Ukrainiens à l’encontre des Russes) ; l’idée absurde que les Ukrainiens d’aujourd’hui sont des « nazis » et des « fascistes ». Ainsi, le discours de Poutine s’est orienté vers une conclusion dans laquelle il promettait que la guerre d’aujourd’hui permettrait certainement aux troupes de s’élever au panthéon épique — l’histoire « sacrée », selon ses termes — des saints héros (...)
Si l’on lit littéralement les paroles de Poutine, la guerre d’aujourd’hui apparaît comme un acte révolutionnaire et non comme la préservation d’un statu quo. Les hommes politiques au sein de l’appareil d’État ne cessent d’insister sur le fait que le conflit vise à créer un « nouvel ordre mondial » qui fera basculer l’équilibre des pouvoirs au détriment de l’ennemi juré, l’« Occident collectif », et de son chef de file, les États-Unis (...)
Mais l’objectif, comme je l’ai suggéré, n’est pas vraiment la création d’un ordre mondial fonctionnant selon des règles quelconques ou même selon la logique du « plus fort est le plus fort », où les grandes puissances cherchent à s’affirmer. L’objectif est plutôt un processus constant de destruction et de construction — ce que Sergueï Karaganov appelle la « destruction créatrice » (...)
le « nouvel ordre mondial » de Poutine et des penseurs comme Karaganov n’est pas du tout « nouveau ». C’est un monde limité, un monde qui ne peut être interprété et vécu que dans la mesure où il recrée le passé imaginé. (...)
Dès que la « bataille pour la paix » de la Russie prend fin, la paix doit nécessairement s’évaporer avec elle. La coexistence par la discussion et la négociation, le compromis et les normes, telle qu’elle est envisagée dans la théorie démocratique de la paix ou inscrite dans les structures des Nations unies, devient impossible. Alors que l’Occident pense à la Seconde Guerre mondiale et murmure la phrase « Plus jamais ça », la Russie proclame fièrement Mozhem povtorit’ — « Nous pouvons le refaire ». En effet, pour atteindre le statut de sainteté auquel le pays aspire, il doit continuer à faire la guerre aujourd’hui et demain — quelles que soient ses chances de victoire.