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Le Monde Diplomatique
À Washington, scénarios pour un conflit majeur
Article mis en ligne le 14 octobre 2016

Politique du fait accompli en mer de Chine, grandes manœuvres en Crimée et en Pologne, déploiement d’un bouclier antimissile balistique en Europe orientale : les puissances nucléaires montrent leurs muscles. Dans les cercles dirigeants de Moscou, de Pékin et de Washington, les faucons reprennent la main. En déployant quatre bataillons à proximité de la frontière russe, l’Alliance atlantique ajoute à une tension grandissante, tandis que les stratèges occidentaux n’excluent plus l’hypothèse d’une guerre ouverte.

lors que la course à la présidence américaine bat son plein et que les responsables européens étudient les conséquences du « Brexit », les débats publics sur la sécurité se focalisent sur la lutte contre le terrorisme international. Mais, si ce sujet sature l’espace médiatique et politique, il joue un rôle relativement secondaire dans les échanges entre généraux, amiraux et ministres de la défense. Car ce ne sont pas les conflits de basse intensité qui retiennent leur attention, mais ce qu’ils nomment les « guerres ouvertes » : des conflits majeurs contre des puissances nucléaires comme la Russie et la Chine. Les stratèges occidentaux envisagent à nouveau un choc de ce type, comme au plus fort de la guerre froide.

Cette évolution, négligée par les médias, entraîne de lourdes conséquences, à commencer par la montée des tensions entre la Russie et l’Occident, chacun observant l’autre dans l’attente d’un affrontement. Plus inquiétant, nombre de dirigeants politiques estiment non seulement qu’une guerre serait possible, mais qu’elle pourrait éclater d’un moment à l’autre — une perception qui, dans l’histoire, a précipité les réponses militaires là où une solution diplomatique aurait pu intervenir.

Cette humeur générale belliqueuse transparaît dans les rapports et les commentaires des hauts cadres militaires occidentaux lors des rencontres et conférences diverses auxquelles ils participent. (...)

Le conflit envisagé aurait plutôt lieu sur le front est de l’Organisation du traité de l’Atlantique nord (OTAN), englobant la Pologne et les pays baltes, avec des armes conventionnelles de haute technologie. Mais il pourrait s’étendre à la Scandinavie et aux alentours de la mer Noire, et entraîner le recours au nucléaire. Les stratèges américains et européens recommandent donc un renforcement des capacités dans toutes ces régions et souhaitent asseoir le crédit de l’option nucléaire de l’OTAN (2). Un article récent de la revue de l’OTAN préconise par exemple d’accroître le nombre d’avions à capacité nucléaire dans les exercices de l’organisation afin de dissuader Moscou de toute percée sur le front est, en lui laissant entrevoir la possibilité d’une riposte nucléaire (3).

Il y a peu, ce type de scénario n’aurait intéressé que les académies militaires et les groupes de réflexion stratégique. Ce n’est plus le cas. En témoignent le nouveau budget de la défense américaine (4), les décisions prises lors du sommet l’OTAN des 8 et 9 juillet 2016 et l’annonce par Londres, le 18 juillet, de son intention de moderniser le programme de missiles nucléaires Trident. (...)

Alors que, ces dernières années, les États-Unis donnaient la priorité aux « opérations anti-insurrectionnelles à grande échelle », ils doivent se préparer à un « retour de la rivalité entre grandes puissances », sans écarter la possibilité d’un conflit ouvert avec un « ennemi d’envergure » comme la Russie ou la Chine. Ces deux pays sont leurs « principaux rivaux », estime M. Carter, car ils possèdent des armes assez sophistiquées pour neutraliser certains des avantages américains. « Nous devons, poursuit-il, avoir — et montrer que nous avons — la capacité de causer des pertes intolérables à un agresseur bien équipé, pour le dissuader de lancer des manœuvres provocatrices ou les lui faire amèrement regretter s’il s’y livrait » (5).

Un tel objectif exige un renforcement de la capacité américaine à contrer un hypothétique assaut russe sur les positions de l’OTAN en Europe de l’Est. Dans le cadre de la European Reassurance Initiative (« Initiative de réassurance européenne »), le Pentagone prévoit en 2017 une enveloppe de 3,4 milliards de dollars destinée au déploiement d’une brigade blindée supplémentaire en Europe, ainsi qu’au prépositionnement des équipements d’une brigade similaire de plus. À plus long terme, l’augmentation des dépenses en armes conventionnelles de haute technologie serait également requise pour vaincre un « ennemi d’envergure » : avions de combat sophistiqués, navires de surface, sous-marins. Pour couronner le tout, M. Carter souhaite « investir dans la modernisation de la dissuasion nucléaire » (6).

Autre réminiscence de la guerre froide : le communiqué émis par les chefs d’État et de gouvernement à l’issue du dernier sommet de l’OTAN, en juillet à Varsovie (7) (...)

Le déploiement de quatre bataillons en Pologne et dans les pays baltes est d’autant plus remarquable qu’il s’agira de la première garnison semi-permanente de forces multinationales de l’OTAN sur le territoire de l’ex-Union soviétique. Les États-Unis, le Royaume-Uni, le Canada et l’Allemagne en assureront le commandement à tour de rôle. Ce rapprochement des troupes favorise le risque d’emballement, une escarmouche avec des forces russes pouvant déclencher une guerre à grande échelle, peut-être avec une composante nucléaire.

Dix jours à peine après le sommet atlantique, Mme Theresa May, nouvelle première ministre britannique, a obtenu l’aval de son Parlement pour la préservation et le développement du programme de missiles nucléaires Trident. Affirmant que « la menace nucléaire n’a pas disparu, mais qu’elle s’est au contraire accentuée (9) », elle a proposé un plan de 41 milliards de livres sterling (47 milliards d’euros) destiné au maintien et à la modernisation de la flotte nationale de sous-marins lanceurs de missiles atomiques.

Pour justifier la préparation d’un conflit majeur, les analystes américains et européens invoquent le plus souvent l’agression russe en Ukraine et l’expansionnisme de Pékin en mer de Chine méridionale (10). Les manœuvres occidentales passent alors pour un mal nécessaire, une simple réaction aux provocations de l’autre camp. Mais l’explication n’est ni suffisante ni convaincante. En réalité, les cadres des armées redoutent plutôt que les avantages stratégiques de l’Occident ne s’émoussent en raison des bouleversements mondiaux, alors même que d’autres États, eux, gagnent en puissance militaire et géopolitique. (...)

Les Occidentaux sont frappés par la puissance croissante de l’armée chinoise. Certes, Washington jouit toujours d’une supériorité navale et aérienne dans la région, mais l’audace des manœuvres chinoises suggère que Pékin est devenu un rival non négligeable. Les stratèges ne voient alors d’autre recours que de préserver une large supériorité afin d’empêcher de futurs concurrents potentiels de nuire aux intérêts américains. D’où les menaces insistantes de conflit majeur, qui justifient des dépenses supplémentaires dans l’armement hypersophistiqué qu’exige un « ennemi d’envergure ». (...)

Des sommes faramineuses seront également consacrées à l’acquisition d’équipements de pointe aptes à surpasser les systèmes russe et chinois de défense et à renforcer les capacités américaines dans les zones potentielles de conflit, tels la mer Baltique ou le Pacifique ouest. (...)

Il est hautement improbable que le futur président américain, qu’il s’agisse de Mme Hillary Clinton ou de M. Donald Trump, renonce à la préparation d’un conflit avec la Chine ou la Russie. (...)

L’intimidation et les entraînements militaires dans des zones sensibles comme l’Europe orientale et la mer de Chine méridionale risquent de devenir la nouvelle norme, avec les risques d’escalade involontaire que cela implique. Moscou et Pékin ne sont pas en reste par rapport à Washington, les trois capitales ayant annoncé qu’elles déploieraient dans ces régions des forces supplémentaires et qu’elles y mèneraient des exercices. L’approche occidentale de ce type de conflit majeur compte également de nombreux partisans en Russie et en Chine. Le problème ne se résume donc pas à une opposition Est-Ouest : l’éventualité d’une guerre ouverte entre grandes puissances se diffuse dans les esprits et conduit les décideurs à s’y préparer.