
Il faudrait pouvoir vivre sans rien savoir du monde, sans jamais lui accorder la moindre importance, sans lui prêter une quelconque attention, retiré dans notre chambre à soi, entouré de ceux qu’on aime, de quelques livres, de musique, d’amis, d’un chat roulé en boule et de la fumée de ses rêves appolinairiens.
Et surtout sans Internet.
C’est douloureux Internet à force.
C’est une lucarne sur un monde dont rien absolument rien ne nous échappe, ni la veulerie des hommes, ni les outrages commis ici et là, ni la litanie des malheurs qui à chaque heure essaiment ses drames avec la régularité d’un horloger.
Nul moyen d’y échapper.
A chaque heure, en un flux continu, sans qu’il soit possible de se soustraire à sa domination, Internet nous dévoile les mêmes horreurs, les mêmes tragédies collectives ou individuelles, les mêmes crimes, les mêmes souillures, les mêmes renoncements, les mêmes appétences pour tout ce qui dégrade, abîme, détruit. (...)
Puis comme si ce n’était pas assez, comme si ce déluge de mauvaises nouvelles déversées par Internet ne suffisait pas, il faut encore au bas de chaque article ou dépêche, se coltiner désormais les commentaires des uns et des autres où éclatent la parfaite et splendide et abyssale et indestructible bêtise humaine, la jalousie, la mesquinerie, le chant ignoble des petits propagateurs de la haine quotidienne, les invectives, les a-priori, les égoïsmes, les triomphantes déclarations des crétins de tout bord qui se prennent pour les maîtres du monde et tiennent à nous le faire savoir.
Et cette double confrontation finit par nous épuiser. (...)
Il est plus ardu d’être optimiste à l’heure d’Internet.
Il est plus compliqué d’être naïf.
Il est plus difficile de se nourrir d’illusions.
Internet, avec son effet démultiplicateur, veille à ce que jamais nous ne puissions baisser la garde ; il nous admoneste de contempler le monde dans toute sa repoussante laideur, il ne nous épargne rien, il dépose à chaque matin recommencé son petit tas de chiures avec lequel il nous faut composer.
Il nous fatigue. Nous écœure. Nous donne le tournis.
Ne nous laisse jamais en paix et nous plonge au cœur des ténèbres. (...)
Et nous force à puiser au plus profond de nous-mêmes afin de trouver l’énergie nécessaire pour continuer nos batailles individuelles, travailler à rendre ce monde meilleur et plus vivable, tendre une main secourable à ceux encore plus mal lotis que nous, aller de l’avant tout en étant convaincu de l’inanité de notre démarche.
Le monde n’allait pas mieux avant Internet.
Il était juste invisible.
Et en un sens c’était bien plus confortable.