
Les grands primates, nos cousins, ne font pas la guerre. La question se pose dès lors : la guerre est-elle caractéristique du genre humain ? Sinon, quand et comment est-elle apparue ?
Or donc, que nous apprend l’ouvrage de Raymond Kelly ? Que les sociétés sans guerre existent, qu’elles ne sont pas exceptionnelles dans l’échantillon de sociétés étudiées par les anthropologues modernes, mais qu’elles ne sont pas pour autant pacifiques. Les sociétés sans guerre ont certes deux caractéristiques « non-violentes » : leur organisation est non coercitive et l’éducation des enfants est permissive. Mais, pour le reste, ce ne sont pas des sociétés sans violence. A cet égard, les éléments rassemblés par Kelly sont édifiants. Les taux d’homicides dans les sociétés sans guerre sont relativement élevés (plus élevés parfois que dans certaines sociétés guerrières) ; la violence entre conjoints y est fréquente (à l’initiative des hommes) ; la plupart des homicides sont commis par un homme contre un homme ; la violence entre femmes est à peine moins fréquente que la violence entre hommes et , si elle est non létale, elle est proportionnellement plus grave que celle-ci ; les conflits entre hommes sont motivés plutôt par des enjeux économiques, et les conflits entre femmes plutôt par l’adultère (mais l’adultère a aussi un enjeu économique) ;… Bref, on est loin des visions édéniques sur « le bon sauvage ».
La conclusion qui ressort de cet examen est que la guerre n’est pas, comme on l’imagine souvent, le produit d’une accumulation de violence sociale croissante (violence contre les enfants, conflits entre hommes pour le contrôle des femmes, violence des hommes contre les femmes, etc.). Il est donc essentiel de bien définir la guerre et de ne pas la confondre avec d’autres formes de violence, telles que l’homicide. Par rapport à ces autres formes, la guerre a pour caractéristiques d’être une activité collective préparée à partir d’une conception partagée qui veut que le tort fait à un individu du groupe concerne tout le groupe et peut être légitimement réparé par un acte de violence contre n’importe quel individu de l’autre groupe.
Selon Kelly, c’est ce principe de substitution sociale dans la réparation qui détermine l’existence de la guerre en tant que forme spécifique de violence. (...)
les sociétés sans guerre se distinguent nettement pas leur organisation : ce sont des sociétés « non-segmentées », autrement dit des formations sans autre structuration que le groupe local et où ce groupe local est composé seulement de familles (nucléaires ou polygamiques), sans que cette composition en familles soit fixe. A l’opposé, les sociétés segmentées se caractérisent par le fait que le groupe comprend des familles précises incluant une série de patrilignages inclusifs, dont certains constituent un clan, un sous-clan, etc.
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Ainsi serait né l’esprit de groupe sans lequel il n’y aurait ni responsabilité de groupe ni vengeance de groupe, et par conséquent pas de guerre.
La forme du mariage est déterminante dans la différence entre ces deux types d’organisation. (...)
Par contre, on ne trouve pas dans ces sociétés de corrélation significative entre la fréquence de la guerre, d’une part, et la densité ou la sédentarité des populations, d’autre part. Ceci bat en brèche les théories qui font coïncider l’origine de la guerre avec un certain seuil de population, ou avec la fin du nomadisme.(...)
« Aucune des sociétés non segmentées de chasseurs-cueilleurs (connue) n’a développé une capacité de stockage de réserves », note Kelly. Mais certaines de ces sociétés se sont segmentées et, de ce fait, elles sont devenues guerrières. Pourquoi ? A la suite de quelles modifications dans leurs conditions matérielles d’existence ? Le livre de Kelly ne répond pas à cette question. (...)
Kelly déduit de son travail que l’humanité a vécu sans guerre pendant la plus grande partie de son histoire. En particulier, la colonisation de la planète au paléolithique supérieur aurait été le fait de sociétés non segmentées, donc pacifiques. Dans certaines circonstances particulières de stress, ces sociétés auraient connu des conflits spontanés pour l’accès aux ressources. Les anthropologues ont observé des phénomènes de ce genre chez certains peuples de chasseurs-cueilleurs à l’époque moderne. Mais, en règle générale, la précarité de l’existence aurait plutôt favorisé la coopération entre groupes.
Kelly estime que la transition vers les sociétés segmentées aurait commencé au plus tôt dix mille ans avant le présent (sauf sans doute dans la vallée du Nil).(...)
L’auteur ne manque pas de le souligner : l’image qu’il brosse est à l’opposé de la vision diffusée par la classe dominante, selon laquelle la guerre serait une tendance de la nature humaine qui nécessiterait, pour être contrée, la formation d’un Etat et d’un gouvernement au-dessus de la mêlée.
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Ce « cauchemar où les individus (des sociétés dites « primitives ») sont censés avoir vécu dans la hantise permanente d’une mort violente n’a clairement jamais existé », conclut Kelly.
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Dix mille ans après, nous avons encore quelque chose à apprendre de l’organisation sociale des chasseurs-cueilleurs, en particulier de leur organisation familiale. Voilà qui ouvre un champ à la réflexion stratégique.(...)
Dans sa marche vers une société communiste sans guerre, l’humanité devra régler ses très vieux comptes avec la famille patriarcale.(...)