Bandeau
mcInform@ctions
Travail de fourmi, effet papillon...
Descriptif du site
France TV Info
"Agents de l’étranger" : en Russie, le gouvernement dresse des listes pour humilier et ruiner ceux qui s’éloignent trop de la ligne pro-Kremlin
#Russie
Article mis en ligne le 20 novembre 2022

L’inscription sur ces registres implique des mesures contraignantes à des centaines d’associations, médias, journalistes et particuliers. Franceinfo a recueilli la parole de ces parias du régime russe, qui dénoncent une procédure opaque et inique.

"Un collègue m’a dit que je rejoignais un club très fermé : un Russe sur un million. Mais moi, je me serais bien passée de cette ’prestigieuse récompense’ d’Etat." Le 6 avril dernier, la journaliste Ekaterina Maïakovskaïa a été ajoutée au registre gouvernemental des "agents de l’étranger", dans la catégorie des "individus agissant au titre d’un média". Depuis, comme des centaines de ses concitoyens, elle est officieusement considérée comme une ennemie du peuple par le ministère de la Justice.

En Russie, ces listes consignent les entités et individus accusés de bénéficier d’un financement étranger, à des fins politiques. "Le ministère a invoqué mes piges pour Radio Liberty [un média financé par les Etats-Unis] et mes publications sur les réseaux sociaux." Après avoir reçu la notification par mail, un mois plus tard, Ekaterina Maïakovskaïa a multiplié en vain les recours. "Lors de l’audience, les autorités n’ont même pas voulu montrer les documents de l’administration fiscale, censés contenir les preuves."

La jeune femme avait déjà quitté la Russie après l’invasion de l’Ukraine. Malgré les frontières, ce statut lui impose tout de même de respecter une série de mesures contraignantes. "Le plus ennuyeux, c’est l’obligation de faire apparaître un message obligatoire de vingt-quatre mots, en lettres capitales, sur toutes mes publications."

Ce qui ressemble à ceci, en version traduite :

CE MESSAGE (MATÉRIEL) A ÉTÉ CRÉÉ ET (OU) DIFFUSÉ PAR UN MÉDIA DE MASSE ÉTRANGER REMPLISSANT LES FONCTIONS D’UN AGENT ÉTRANGER ET (OU) UNE PERSONNE MORALE RUSSE REMPLISSANT LES FONCTIONS D’UN AGENT ÉTRANGER. (...)

Afin de restituer correctement cette formule indigeste, le "plus simple est encore de la copier-coller sur le site Meduza", sourit la journaliste Elizaveta Osetinskaya, en référence au populaire média russophone, lui aussi brocardé.
"Je dois déclarer la nounou au ministère"

Pour l’ancienne rédactrice en chef de Forbes Russie et RBK, tout a commencé à l’automne avec une dénonciation déposée par Aleksandr Ionov, un militant nationaliste qui promeut les mouvements de sécession en Occident. "Il a demandé au procureur général d’enquêter pour savoir si j’avais bénéficié d’un financement de l’étranger." Un secret de polichinelle. Elizaveta Osetinskaya a participé au documentaire Agents of Chaos, produit par l’Américain Lowell Bergman. Elle avait elle-même contacté le Kremlin, les oligarques et les propagandistes du régime.

La sanction a fini par tomber, le 1er avril. Par chance, son média, The Bell, a été épargné. La journaliste russe a de toute manière décidé de quitter la Russie. "Il y a des moments dans la vie où vous devez prendre des décisions radicales, car le compromis est devenu impossible", lâche-t-elle. A Paris, où elle a trouvé refuge, elle continue d’animer la chaîne YouTube baptisée "Russkie Norm !" (en russe). Ses vidéos débutent avec le message obligatoire, affiché pendant quinze secondes, très précisément. (...)

Les journalistes ciblés doivent également fournir un rapport complet de leurs activités, deux fois par an, et créer une société à responsabilité limitée, après un audit en bonne et due forme.
Quatre listes disctinctes

Elizaveta Osetinskaya continue d’observer ces règles, aussi contraignantes soient-elles. Car ses parents se trouvent toujours en Russie. "A leur âge, il serait difficile de partir. Et en cas d’urgence, je veux conserver la possibilité de rentrer à tout moment, afin de leur venir en aide." (...)

Les journalistes ciblés doivent également fournir un rapport complet de leurs activités, deux fois par an, et créer une société à responsabilité limitée, après un audit en bonne et due forme.

Quatre listes disctinctes

Elizaveta Osetinskaya continue d’observer ces règles, aussi contraignantes soient-elles. Car ses parents se trouvent toujours en Russie. "A leur âge, il serait difficile de partir. Et en cas d’urgence, je veux conserver la possibilité de rentrer à tout moment, afin de leur venir en aide."

La journaliste insiste également sur le coût social d’une telle mesure. (...)

A ce stade, le ministère de la Justice tient quatre listes distinctes, qui ont évolué au fil des années : associations (créée en 2012), médias (2017, journalistes inclus en décembre 2021), associations non déclarées (2020) et militants (2020). Mais "la définition d’activité politique est si vague que dans la ville de Saratov, la Société des patients atteints du diabète avait été inscrite, avant de devoir fermer par la suite", explique Ekaterina Maïakovskaïa. (...)

Après sa libération, Leonid Gozman a pris le chemin de l’exil et repris des forces. Il se soumet toujours à ses obligations. "Si je ne publie pas leur message obligatoire, ils peuvent saisir mes biens." Quand on l’interroge sur la symbolique d’un "agent de l’étranger", il fait remarquer que "les meilleurs journalistes et politologues russes figurent dans cette liste". Avant d’ajouter, un peu amer : "Quelque part, je suis honoré d’être en leur compagnie."

Les médias menacés financièrement (...)

Les décisions du ministère de la Justice russe sont par ailleurs opaques et reposent sur des enquêtes internes. "Il faut aller en justice pour avoir une explication, mais c’est toujours stupide." Tikhon Dziadko cite le cas de sa collègue Macha Borzounova : "Le représentant du ministère a expliqué qu’elle avait reçu 150 roubles [2,5 euros] d’une autre collègue, qui a le passeport biélorusse. C’était pour un café et un croissant."

Avec le statut d’"agent de l’étranger", c’est également le modèle économique des médias indépendants qui est ciblé. "Les partenaires commerciaux désertent, car ils ne veulent plus être associés à ces pseudos ’agents. Si vous voulez vendre une belle voiture, vous n’aurez pas envie de tout gâcher avec un message négatif de 24 mots." Le média Meduza, l’une des ressources russophones les plus populaires, a d’ailleurs failli disparaître en avril 2021, après avoir perdu 90% de ses annonceurs en une semaine. (...)

L’exil comme horizon commun (...)

Le nombre d’"agents de l’étranger" devrait augmenter rapidement. A compter du 1er décembre, une nouvelle loi (en russe) élargira le statut en l’étendant à toute forme de "soutien" ou d’"influence", et non plus à un éventuel financement. Un registre unifié, par ailleurs, est en cours de finalisation. Le sénateur Andreï Klimov suggère même d’intégrer par défaut tous ceux qui ont fait leurs valises depuis le début de l’invasion en Ukraine. Rien n’a été décidé sur ce dernier point. (...)