Ken Loach et son scénariste Paul Laverty racontent la condition des travailleurs à l’époque de Jeff Bezos
J’ai rencontré Dave le 29 juillet 2017 dans la cafétéria d’un Tesco à Dumferline en Écosse, alors que nous nous débattions avec une idée de film qui, à terme, deviendrait Sorry We Missed You. Dave conduisait un van blanc et avait travaillé pour plusieurs services de livraison, dont Amazon.
Il se levait habituellement à 4h45. Il quittait son domicile à 5h pour se garer dans le parking près de l’entrepôt géant, s’assurant d’arriver suffisamment tôt pour avoir une bonne place afin de ne pas être évincé dès la première vague de « chargement » par les 400 autres conducteurs.
Dans le parking, il n’était pas autorisé à se mêler aux autres conducteurs. L’entreprise disait que c’était pour « des raisons de sécurité » mais Dave avait une autre idée : « c’est mieux de nous garder séparés, plus facile de nous contrôler ».
Dave attendait souvent jusqu’à deux heures avant de charger son van. C’est seulement à cet instant que débutait officiellement sa journée de travail. Ses journées ne se ressemblaient pas ; il livrait jusqu’à 200 colis les jours les plus chargés. Son record s’élevait à 218. (...)
Le HHD, appareil portable surnommé « le flingue », était son compagnon de chaque instant ; il scannait chaque colis, photographiait chaque article laissé en lieu sûr suivant les instructions du client, recevait des appels et des messages, et, par GPS, enregistrait chaque pas de Dave. Il bipait si Dave se trouvait hors du van pendant plus de deux minutes. Il identifiait un itinéraire et donnait une heure prévue d’arrivée, et signalait les commandes qui devaient être livrées en moins d’une heure (surnommées les « precisors »), semant parfois le désordre, faisant emprunter à Dave des itinéraires chaotiques pour tenir les délais. Les demandes insatiables de l’HHD étaient telles que Dave en arrivait souvent à courir pour s’assurer que le colis soit scanné et livré à temps.
Dave gardait dans son van une bouteille en plastique dans laquelle il pissait. À de rares occasions, lorsqu’il avait de la chance, il pouvait finir de travailler en début d’après-midi mais il terminait habituellement entre 19h et 20h et conduisait ensuite pendant 50 minutes pour rentrer chez lui. Dave travaillait six jours par semaine. Il avait un jour de repos hebdomadaire mais ce jour changeait souvent à la dernière minute par SMS, suivant les besoins de l’entreprise. Il n’avait ni congés, ni indemnités maladie. Dave avait le teint pâle et grisâtre et les yeux enfoncés.
L’algorithme, la créativité, l’imagination et la technologie avaient poussé Dave aux limites extrêmes de son endurance physique et mentale. Un jour, il fut pris de vertige et s’évanouit presque au volant (...)
En droit, Dave travaillait à son compte, contrôlait sa situation et dirigeait sa propre entreprise. En réalité, c’était un homme au bord du précipice. (...)
Deux jours avant de rencontrer Dave, une fluctuation du cours de l’action fit de Jeff Bezos, propriétaire d’Amazon, l’homme le plus riche du monde, avec une fortune d’un peu plus de 90 milliards de dollars. (...)
Bezos a nommé son entreprise « Amazon » du nom du fleuve et parce que son initiale, A, est la première lettre de l’alphabet. Combien de Dave y a-t-il dans le monde, des vans blancs sur des routes semblables à des courants, irriguant les centres de distribution, se déversant sous forme de profits à une vitesse vertigineuse et en quantités inimaginables dans les bras grand ouverts de M. Bezos à l’extrémité lointaine de dizaines de millions d’appareils portables ?
Un an plus tard, Bezos devint le premier « centi-milliardaire », avec une fortune de plus de 150 milliards de dollars, devançant ainsi le PIB de quelques 98 pays. Dave faisait triste mine en quittant la cafétéria. Deux faces d’une même pièce ; une inégalité inimaginable et une exploitation systématique de la main d’œuvre. Peut-être le plus grand défi de notre époque avec le changement climatique. (...)
Amazon n’a pas besoin d’un contremaître. Il a l’algorithme et l’appareil portable. (...)
William Blake nous avait mis en garde contre les « menottes forgées par l’esprit ».
La technologie évolue, pas les éternelles questions. (...)