
Contraction des termes « free » (« libre, gratuit », en anglais) et « véganisme » (le mode de vie sans recours aux produit animaliers), le « freeganisme » est davantage qu’un engagement militant contre le gaspillage alimentaire : un acte contre nos sociétés matérialistes et individualistes.
– Paris, reportage
Il est 18 h 30. Je suis assise sur un banc au croisement des avenues de Suffren et de La Motte-Piquet, près du Champs-de-Mars dans le très chic 7e arrondissement parisien. J’attends Lucie, une étudiante qui, depuis maintenant quatre ans, se nourrit quasiment gratuitement. « Je dois dépenser 5 euros par mois, et encore… » dit-elle. Oui, Lucie est « freegan ».
Qu’est-ce qu’une personne freegan ? Les freegans se distinguent des véganes, qui boycottent tous les produits d’origine animale pour s’opposer à leur exploitation : ils rejettent le système économique dans son ensemble. L’idée est de créer un système parallèle autosuffisant qui viendrait, à terme, mettre fin au système capitaliste. Les freegans militent donc non seulement pour la cause animale, le respect de l’environnement, mais aussi pour limiter toutes les inégalités sociales présentes à tous les niveaux de la chaîne de production. Pour cela, ils adoptent un mode de vie alternatif, en récupérant les invendus, et en limitant le plus possible la (sur)consommation.
Marie Mourad, chercheuse en sciences sociales au centre de sociologie des organisations à Sciences-Po Paris, s’intéresse aux pratiques militantes concernant le gaspillage alimentaire et différencie deux aspects du freeganisme (ou « gratuivorisme ») :
un mode de vie alternatif qui répond à un choix et à un engagement politique, et qui s’exprime par la création d’une communauté et de réseaux d’entraide ;
une activité médiatique, à travers ce qu’on appelle les « trash tours » aux États-Unis, où des groupes de personnes se rejoignent dans les rues pour faire collectivement les poubelles, ou encore les pratiques des Gars’pilleurs, en France, qui récupèrent les invendus dans les poubelles des supermarchés pour les redistribuer aux passants dans les rues. Le but est d’interpeler, d’éduquer les consciences [1].
Dix millions de tonnes de déchets alimentaires sont produites chaque année (...)
C’est à l’échelle de la consommation individuelle qu’il y a le plus de gaspillage, bien que le consommateur n’en soit pas le seul responsable. Le système économique en place incite au gaspillage : il est plus rentable pour un supermarché de produire en grande quantité et de jeter le surplus plutôt que de gérer d’une façon responsable ses stocks. D’autre part, les standards de qualité poussent les supermarchés à jeter. Ils enlèvent les produits des rayons avant qu’ils n’atteignent leur date limite de consommation ou d’utilisation, notamment pour éviter que certains consommateurs se tournent vers des concurrents pour des produits plus frais. Le gâchis est quotidien, chaque jour des produits consommables et de qualité sont jetés. (...) (...)
La pratique du freeganisme heurte des tabous, elle n’est ni acceptée, ni acceptable socialement. Ce qui est jeté est considéré comme un déchet, et fouiller les poubelles, même si c’est pour sauver des aliments encore bons, c’est se confronter aux regards des autres. C’est pourquoi la plupart des freegans se rejoignent pour récupérer les invendus. Le groupe public Facebook Freegan Paris compte 2.846 membres, et le réseau est très actif. Chaque jour, des personnes postent sur le mur le « surplus » d’aliments collectés pour le partager avec d’autres, ou faire des échanges de produits. (...)
Cette forme d’activisme où les membres souhaitent, par leurs actions, déconstruire le système capitaliste en créant un système parallèle autonome et indépendant fonctionne sur la collaboration et l’échange. Bien qu’ils profitent des failles du système en place, les freegans ont pour ambition, à terme, un changement de paradigme où les poubelles pourraient enfin remplir leur vraie mission : se remplir de détritus, et non de produits consommables. (...)