Bandeau
mcInform@ctions
Travail de fourmi, effet papillon...
Descriptif du site
Telerama
Après l’attentat de Conflans, comment lutter contre le poison de l’islamisme ?
Article mis en ligne le 27 octobre 2020
dernière modification le 26 octobre 2020

Chez de nombreux jeunes, le psychanalyste Fethi Benslama décèle un tourment identitaire. Après l’assassinat de Samuel Paty, il appelle à des mesures concrètes : adaptation du code pénal et soutien aux enseignants.

À chaque fois, l’effroi, la sidération, la colère, la tristesse. Et le même questionnement : comment faire pour que jamais cela ne se reproduise ? L’assassinat de Samuel Paty sonne une urgence nouvelle. Pas seulement parce que la décapitation de ce professeur d’histoire, à deux pas de son collège, par un quasi-adolescent qui avait grandi en France, est d’une violence folle. Mais parce qu’elle est symptomatique de redoutables mécanismes de fractures à l’œuvre depuis des années en France. Sans qu’on soit parvenu pour l’instant à les endiguer ; sans même, peut-être, qu’on ait vraiment essayé de s’y attaquer. Des mécanismes sur lesquels alertent pourtant depuis longtemps les meilleurs connaisseurs du sujet, pas étonnés du drame qui vient de bouleverser le pays. Fethi Benslama, psychanalyste, membre de l’Académie tunisienne, est de ceux-ci. Spécialiste du fait religieux, il décrypte notamment le fonctionnement psychique des islamistes et les ressorts, pour certains, du recours à la violence. Tout en dessinant de premières pistes d’action concrète, il explique en quoi l’analyse des derniers événements permet de comprendre ce qui est en train de se jouer. Il est plus que temps qu’on en prenne conscience. Car au-delà des personnes, c’est, chaque fois, la cohésion nationale, et au-delà l’avenir même de la démocratie qui sont attaqués. (...)

Le crime atroce dont a été victime Samuel Paty nous oblige. Il exige de nous à la fois la dénonciation, l’affirmation des valeurs de la République, mais nous oblige aussi à faire une analyse rigoureuse de ce qui a conduit à cette terrible mise à mort d’un enseignant à proximité d’un collège. Surtout, cette analyse ne doit pas rester abstraite, mais aboutir à orienter des actions concrètes de prévention et de sauvegarde. La portée symbolique de ce crime est énorme. Par l’acte terrifiant de la décapitation bien sûr, mais aussi parce que l’école, c’est notre tête à tous. Le lieu de nos transmissions. De la même façon, on avait ciblé la liberté d’expression en tuant des journalistes, la liberté de conscience en égorgeant un prêtre, etc. Ceux qui commettent ces crimes ne sont pas des radicalisés lambda, ce sont des tueurs. (...)

Ce garçon avait 18 ans. Et vous dites que 75 % des signalements pour radicalisation en France concernent des gens entre 15 et 25 ans. Que se joue-t-il à ces âges-là ?
C’est un passage de la vie marqué par un fort besoin d’idéaux, et de profondes mutations identitaires. Elles plongent certains dans de très grandes difficultés ; particulièrement des jeunes issus de l’immigration. J’ai travaillé dans la banlieue parisienne auprès d’enfants : pour me parler d’eux-mêmes, beaucoup dessinaient deux soleils, deux drapeaux, deux maisons. Leur paysage intérieur est le terrain d’une lutte entre deux référents. Pourtant, leurs parents, ou leurs grands-parents sont souvent en France depuis longtemps. Il arrive que les traumatismes de l’exil se traduisent par des tourments identitaires sur plusieurs générations. En grandissant, ces jeunes essayent de raccorder leurs références et beaucoup y parviennent. Quand ils n’y arrivent pas, ils deviennent des proies faciles pour les prédicateurs, qui leur offrent une solution toute faite. Depuis des années ceux-ci sillonnent les quartiers de relégation urbaine. (...)

Comment ?
Ils ont détrôné les parents pour imposer leur version extrémiste de l’islam. Leurs discours profitent de la fragilité des jeunes. Ils renforcent ou génèrent en eux un sentiment d’humiliation et un désir de vengeance, en affirmant que la société laïque française ne respecte pas leur identité de croyant. La religion est une puissance aléatoire, elle a la capacité de pacifier mais aussi de déchaîner la violence par un savoir très particulier des pulsions et des passions. Les tourments identitaires des jeunes sont intérieurs, ils progressent à bas bruit. Et d’un coup, lorsqu’ils sont harponnés par un discours djihadiste, ils peuvent les amener à commettre des actes terribles, imprévisibles. Il faut donc s’attaquer aux sources, c’est-à-dire aux émetteurs de ces discours.

Où se trouvent-ils ?
Sur le versant antisocial des réseaux sociaux. (...)

Avec Internet, ces fatwas de fait sont devenues monnaie courante. En l’occurrence, même si ce parent d’élève ne voulait pas qu’advienne ce crime, sa vidéo lui a ouvert la voie. Elle a exposé le professeur à ce qu’un furieux fanatique se sente appelé à l’exécuter.

Si ces fatwas de fait sont si nombreuses, pourquoi ne les interdit-on pas ?
Elles sont pernicieuses : elles n’appellent pas directement au meurtre, donc ne tombent pas sous le coup de la loi. Nous les avons laissées proliférer au nom de la liberté d’expression. Nous la laissons à ceux qui veulent nous en priver… Ce dernier attentat doit nous conduire à nommer ce dont il s’agit. Face aux crimes commis pour motif religieux, j’invite le législateur à considérer ces appels comme des circonstances aggravantes en adaptant le code pénal. L’autre terrain sur lequel nous devons impérativement nous mobiliser, c’est l’école. (...)

De nombreux jeunes sont pris dans un conflit de loyauté entre leurs références dites « culturelles » – en fait, généalogiques – et celles de l’école dont la mission est d’en faire des citoyens français. En 2006, le rapport Obin, un inspecteur de l’Éducation nationale, montrait déjà que l’école était l’un des principaux terrains de ces tensions. Elles n’ont pas été traitées par nos institutions… mais elles ont reçu un traitement par la radicalisation religieuse. L’alerte donnée par le rapport Obin pointe un problème lancinant depuis au moins trente ans. Dans certains quartiers, les enseignants ont de plus en plus de mal à accomplir leurs tâches sereinement. Les enseignements de la musique, du sport, des arts plastiques, de certains chapitres des programmes provoquent parfois des réactions de narcissisme identitaire touchant aux tabous religieux. Des enseignants contournent le problème, d’autres s’y confrontent. C’est une rumeur malveillante en rapport avec ces susceptibilités qui a transformé le cours de Samuel Paty en un lèse-narcissisme de l’identité. Il va falloir soutenir les enseignants face à ce problème, car beaucoup se sentent démunis. (...)

Avant, même si les gens se mélangeaient, ils restaient dans leurs habitus, comme disent les sociologues. Ils gardaient leurs codes, leurs manières d’être au monde. Aujourd’hui, les habitants de Pékin vivent à peu près comme ceux de New York. Ce mouvement de dé-ségrégation a donné une impulsion formidable à l’humanité pour échanger et se connaître. Mais il a aussi abouti à des pertes de repères, à une très grande déstabilisation, auxquelles certains répondent aujourd’hui par des tentatives de « re-ségrégation ». Le monde musulman, qui est traversé de guerres civiles déclarées ou larvées, est particulièrement concerné. Des conflits y sont apparus dès le xixe siècle, entre des musulmans partisans des Lumières d’Occident et ceux qui s’y opposaient, y voyant la destruction de leur foi. Les Frères musulmans ont été créés en 1928 dans cette optique, et dans la foulée de la chute de l’Empire ottoman. Par la suite, d’autres groupes plus redoutables ont émergé. Depuis des décennies, l’Arabie saoudite et les pays du Golfe alimentent cette réaction identitaire religieuse pour stopper les processus de sécularisation des sociétés musulmanes. Ils ont financé abondamment les groupes islamistes radicaux à l’échelle planétaire. Les musulmans sont les premières victimes de ces extrémistes. (...)

ce ne sont pas les neurosciences en vogue dans les stratosphères de l’Éducation nationale qui pourront apporter des réponses. Ce sont les humanités, c’est-à-dire les disciplines qui permettent d’ouvrir le dialogue autour du sens. Il faut proposer des formations, des approches cliniques au plus près du sujet humain. Des enseignants expérimentés, des spécialistes des sciences de l’éducation, des pédopsy, des psychologues, des psychanalystes connaissent les problèmes que nous venons d’évoquer. Il faut impliquer les associations de parents d’élèves. Le Comité interministériel de prévention de la délinquance et de la radicalisation (CIPDR), en partenariat avec l’Éducation nationale, l’Institut du monde arabe et d’autres organisations compétentes doivent ouvrir ensemble ce chantier des tourments de l’identité. C’est le nouvel horizon pour la laïcité. (...)

Comme outil de compréhension, vous avez inventé un concept : le « surmusulman »…
C’est une figure de musulman qui, dans le monde moderne sécularisé, se vivant traître à sa religion, se lance dans une surenchère continuelle pour prouver qu’il reste musulman. Il veut montrer et démontrer qu’il est encore plus musulman que musulman. On trouve ce phénomène dans d’autres religions. Chez les musulmans, il a pris une dimension massive. J’ai proposé également l’expression « archi-islam » : « archi » désigne étymologiquement l’origine et le commandement. Les tenants de l’archi-islam veulent commander les musulmans. Et prétendent à un retour imaginaire à l’origine. (...)

La France, qui a fait de la laïcité un fondement de sa cohésion, ne peut pas laisser se répéter les crimes à motif religieux : ils ébranlent chaque fois la société entière et mettent en danger la population française de confession musulmane. Quand des crimes sont commis au nom de l’islam, les musulmans se sentent exposés aux soupçons, à la honte d’être ce qu’ils sont. (...)

Quelle part peuvent apporter les musulmans de France au combat contre les djihadistes ?
Les imams ont été très nombreux à condamner avec force et peine le meurtre de Samuel Paty. Ils l’avaient aussi fait lors des attentats en 2015. Entre les deux, la donne médiatique a changé, des musulmans attachés aux valeurs de la République s’expriment de plus en plus à la télé, à la radio, dans les journaux. Il existe aujourd’hui beaucoup de gens qui veulent agir. À quand la formation d’une ligue de l’islamité laïque ? Les parents musulmans qui respectent l’école de la République ont un rôle majeur à jouer. Il faut aussi faire attention à la notion d’islamophobie. La crainte et le rejet de l’islam existent, mais ils sont exhibés par les islamistes pour que les musulmans restent enlisés dans le préjudice identitaire. Les musulmans ne sont pas les seuls à subir des phobies : demandez donc aux juifs ! Il faut résister à la victimisation identitaire, c’est une défense piégée. Les musulmans doivent quitter le terrain du religieux dans leur aspiration à la dignité pour se placer au cœur de la lutte contre les inégalités. (...)

Aux politiques ensuite de décider. Mais qu’ils cessent d’abord de se déchirer ! Les autorités françaises commencent à parler de séparatisme ? C’est cohérent avec ce que j’ai appelé la re-ségrégation dans cette immense réaction mondiale des virulences identitaires. Les guéguerres du sérail politique français sont affligeantes dans l’épreuve que nous vivons. J’ai entendu un homme politique de premier plan dire que le meurtre de Samuel Paty est une application de la charia. C’est faux ! La charia est un code civil et pénal religieux. Dire cela, c’est comme si un Français qui commet un crime le faisait au nom du code pénal français.

La décapitation de Samuel Paty peut-elle marquer un tournant ?
En 2012, à Toulouse, un terroriste a tué des enfants parce qu’ils étaient juifs. Effroyable. Or, ce crime n’a pas reçu d’écho à la mesure de son horreur : pas de grandes manifestations, pas de décisions politiques majeures. Depuis, il y a eu Charlie Hebdo, l’Hyper Cacher, le Bataclan, les terrasses, d’autres attaques encore… Aujourd’hui, il faut bien comprendre que la décapitation de ce professeur est l’aboutissement d’un long processus où la cruauté commande. Si on ne s’attaque pas à la source, l’horreur recommencera.