
Les organismes issus du forçage génétique peuvent transmettre, sans autre intervention humaine, des gènes modifiés à tous leurs descendants. Cette technique permettrait d’éradiquer des espèces nuisibles, comme certains moustiques vecteurs de la malaria. Mais des associations, des scientifiques et des responsables politiques, inquiets de potentiels effets dévastateurs, réclament un moratoire international.
Après les OGM, voici les « GDO », pour gene drive organisms. En français, on parle d’organismes issus du forçage génétique. Cette technique de modification du génome est encore peu connue du grand public. Elle pourrait pourtant avoir des impacts considérables sur le vivant. Selon les lois de l’hérédité biologique, chez les espèces sexuées, les gènes transmis lors de la reproduction proviennent à 50 % d’une femelle et l’autre moitié d’un mâle. Le forçage génétique permet de contourner cette règle. Un fragment d’ADN, isolé en laboratoire, est introduit dans un être vivant et « force » un gène de manière à ce qu’il se transmette pratiquement systématiquement à sa descendance. Pour faire cette opération, on utilise un outil de découpage de l’ADN relativement rapide et peu coûteux, découvert en 2012, appelé CRISPR-Cas9 [1]. Une population entière peut ainsi hériter d’un gène modifié, en une dizaine de générations.
La première démonstration réussie de forçage génétique a été réalisée en 2015, sur des mouches drosophiles, dont on a rendu les yeux blancs. D’autres expériences ont ensuite porté leurs fruits sur des moustiques, de la levure, des souris ou encore des champignons. Certains y voient la possibilité d’éradiquer des espèces jugées nuisibles. (...)
à l’évocation du forçage génétique, certains ont plutôt tendance à froncer les sourcils. Dans une lettre ouverte, le 30 juin 2020, 78 associations européennes, dont Greenpeace Europe, Friends of the Earth Europe, Save our Seeds, ou encore Pollinis, demandent à la Commission européenne de plaider pour un moratoire mondial sur la dissémination d’espèces issues du forçage génétique. Cela, en vue de la quinzième conférence des parties (COP15) de la Convention sur la diversité biologique (CDB), initialement prévue en octobre 2020, en Chine, et reportée en mai 2021.
On y lit notamment :
La libération dans l’environnement d’organismes issus du forçage génétique crée de nouvelles et sérieuses menaces pour la biodiversité et l’environnement, à une échelle et une profondeur sans précédent, puisque n’importe lequel de ces organismes comporte un sérieux risque de propagation incontrôlable d’organismes génétiquement modifiés, et de mécanismes génétiques, chez les espèces sauvages et domestiquées. »
De nombreux scientifiques partagent cet avis. (...)
Certaines espèces pourraient être impactées par la disparition d’une autre — des prédateurs se retrouveraient sans proie, par exemple. Enfin, « si, finalement, on se rend compte que le forçage génétique ne fait pas ce qu’on voudrait et qu’on souhaite l’arrêter, la seule solution sera de créer une nouvelle cassette de forçage génétique, pour désactiver la première. On ne reviendra jamais au stade initial » (...)
« Les Africains servent de cobayes » à ces expérimentations
Lors de la Convention sur la diversité biologique (CDB) de 2018 (COP14), réunie en Égypte en 2018, une centaine d’ONG avaient déjà réclamé un moratoire international. En vain. L’ONU avait toutefois adopté une décision invitant les parties et gouvernements à « appliquer une approche de précaution » vis-à-vis du forçage génétique. Cette décision leur demande également « d’obtenir le consentement préalable, donné librement et en connaissance de cause des peuples autochtones et des communautés locales » avant la dissémination de GDO.
Qu’en est-il sur le terrain ? Au Burkina Faso, Target Malaria, en collaboration avec l’Institut de recherche en sciences de la santé (IRSS), a lâché, en juillet 2019, des moustiques mâles stériles, modifiés, mais pas GDO, dans le village de Bana. Il s’agissait d’une première expérimentation en conditions réelles, pour préparer la dissémination de moustiques GDO, a priori d’ici à quelques années. Target Malaria met en avant son travail avec les populations locales. Pourtant, « chaque fois que des journalistes veulent interroger les habitants, ils sont empêchés de faire leur travail, personne ne veut leur parler », affirme Ali Tapsoba, président de l’association burkinabè Terre à Vie, et porte-parole du Collectif citoyen pour l’agroécologie.
« Si un sondage démocratique était organisé, la population serait contre. De plus, comment voulez-vous recueillir un consentement libre et éclairé, alors qu’il y a dans notre pays plus d’une soixantaine de dialectes ? », dit-t-il. Cet enseignant est investi depuis une dizaine d’années dans le combat contre les OGM et pour la souveraineté alimentaire. « Encore une fois, les Africains servent de cobayes. Nous pensions pourtant qu’après le désastre du coton Bt [2] au Burkina Faso, l’opinion internationale aurait compris », se désole-t-il. (...)
Le 16 janvier 2020, le Parlement européen a adopté une résolution invitant la Commission et les États membres à plaider pour un moratoire mondial, mais cela ne garantit rien de ce qui sera décidé. Le 22 juillet 2020, seize organisations, dont l’association Pollinis, ont envoyé une lettre ouverte au Premier ministre français demandant l’interdiction de la production, de l’utilisation et de la dissémination de tout OGM issu du forçage génétique.
De nombreuses associations redoutent que la mise en avant d’applications liées à la santé servent surtout à préparer le terrain pour utiliser le forçage génétique dans l’agriculture. (...)
« Au lieu de modifier les espèces cultivées comme on le fait avec les OGM, on s’attaquerait aux ravageurs de culture, de manière irréversible. Le danger est qu’une fois qu’on aura commencé, la tentation sera forte de modifier d’autres espèces nuisibles, ce qui multipliera les risques », souligne la chercheuse.
Comme souvent quand il est affaire de gros sous, le lobbying est intense. (...)
Dans un rapport intitulé Le forçage génétique sous influence, l’organisation canadienne ETC a dénoncé des conflits d’intérêts concernant plus de la moitié des auteurs associés à ce rapport de l’UICN. Au moins quinze membres du groupe seraient associés ou employés par des projets liés au forçage génétique tels que Revive and Restore, Genetic Biocontrol of Invasive Rodents Project (GBIRd) ou encore par Target Malaria.
Le Congrès mondial de la nature de l’UICN, initialement prévu en juin, doit se tenir en France, à Marseille, du 7 au 15 janvier 2021. Cet événement, organisé tous les quatre ans, sera une étape importante avant les négociations de la quinzième conférence des parties (COP15) de la Convention sur la diversité biologique. D’ici là, les opposants à l’utilisation du forçage génétique espèrent avoir réussi à sensibiliser le grand public. Compte tenu des enjeux éthiques, philosophique et écologiques, ce débat doit, lui, ne pas être cantonné aux laboratoires scientifiques.