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Après les tueries de Paris, questionner le traitement médiatique des quartiers populaires
Article mis en ligne le 15 février 2015
dernière modification le 11 février 2015

Il nous en faudra du temps – si nous nous l’accordons – pour dénouer les fils qui tissent la toile de fond des attentats de janvier 2015 à Paris. Mais s’il y en avait un à tirer, ce serait celui de l’hypocrite et déplorable couverture des médias sur les questions de la violence et de la « misère » sociales des banlieues françaises depuis des années. Comme documentariste pour la télévision publique, j’ai eu maintes fois l’occasion de constater à quel point la violence ne se situait pas que d’un seul côté. Mais c’est un constat qui ne passe pas facilement dans nos médias.

Dans le fatras médiatique qui couvrait de son bruit assourdissant les attentats de Paris, un média télé a posé un geste intéressant (pour les mauvaises raisons bien sûr, mais on s’en fout) en présentant des photos d’Amédy Coulibaly enfant, en l’appelant même « enfant de la république française ». En fait, ce qu’on peut voir dans ces photos, c’est que c’est un enfant ordinaire, parmi les autres dans sa classe. Il sourit, il s’amuse, bref de très jolis portraits. Il a sept ans, et n’a aucune idée de la couleur de sa peau, aucune idée de la violence du monde qui l’attend au tournant, ni de celle qu’il va lui-même répandre.

Ces photos, où l’innocence se dispute à la banalité, ont le mérite de nous renvoyer, le temps de les apercevoir, à la question centrale de ces évènements tragiques : par quel processus délirant un enfant peut-il devenir un « terroriste » ? Qui crée ces monstres ? Qui les décérèbre ? La télé-bouillie et les jeux vidéos qui ne cesse de véhiculer des représentations coupées du réel (Cyrulnik) ? Les vendeurs de camelote, de vide, les épandeurs de slogans creux, écrasant tout sens, toute possibilité de faire des liens, les vendeurs d’armes et d’idées tordues de tous bords, au final ? Jeu de questions qui ne sont à ce jour que très rarement soulevées dans les JT ou les reportages jetables. Ce n’est pas leur objet.

Les théories du complot, qui pullulent actuellement, se servent de ces questions pour en faire des arguments à leurs fins. Ainsi des enfants sont victimes des distorsions mentales des puissants, qu’ils se changent en monstres ou qu’ils reçoivent les coups. Ce qui est en partie vrai. Mais il ne faut surtout pas achopper sur ces théories fumeuses, qui nous empêchent de voir qu’il y a, dans les faits, de réelles invitations à la violence dans les quartiers, qui font le lit des événements de janvier, mais qui sont incessamment passées sous silence, pire, qui sont inversées dans le miroir spéculaire des médias institutionnels.

Que dit-on des banlieues dans les médias classiques depuis des années ? (...)

Parle-t-on des 127 « bavures » mortelles depuis 2000, dont la majorité des victimes ne sont pas « Français d’origine » ? Des bavures qui ne sont que la pointe de l’iceberg des milliers d’actes de violences policières – de l’humiliation à certaines formes de torture – qui sont chaque année dénoncées par Amnesty Internationale, et surtout, qui restent sans suite, impunis, dans un silence de plomb. (...)

Cette réalité dénoncée par Amnesty, se reflète également dans les médias qui ont effacé la parole – le droit de réponse – de générations d’enfants d’immigrés, par des reportages formatés, pour « dire » exactement ce que les rédacs chefs veulent entendre. (...)

Les idées préconçues sur les banlieues, leur violence intrinsèque et sans racine – sauf celle du chômage – ont fonctionné pendant des années dans la tête des rédacteurs en chef. À tel point qu’une « cité » a fini par porter plainte au CSA (...)

Et, pour finir : « Nous ne comprenons pas que nous soyons contraints au silence au nom de la liberté d’expression et que nous soyons dans l’impossibilité de trouver une tribune pour dire notre point de vue ».

Et justement, lorsqu’en tant que documentariste, j’ai voulu proposer ce droit de réponse, en filmant la reconstitution d’une « bavure » policière qui avait pratiquement tué d’une balle dans la tête le jeune Toufik El Bahazzou, 17 ans, dans la région d’Arles en 2004, j’ai été stoppée par la procureure gardoise, et la mollesse de mes producteurs à résister à la censure judiciaire. (...)

Ce qui ne fut pas dit dans les médias pendant des années est aussi dangereux que la bombe à retardement que nous venons tous de recevoir à la gueule en janvier. D’un côté on « surparle » de violence, celle des banlieues dont l’existence n’est jamais remise en cause, un fait « choséifié » médiatiquement. De l’autre côté, on la tait presque complètement – comme si elle n’existait pas. Comment ne pas imaginer la frustration, la colère qui monte face au mépris de la souffrance des pouvoirs en place - de tous les pouvoirs ? Face à la désinformation incessante et le silence mensonger qu’activent les médias institués au sujet des « banlieues » ? (...)

À l’heure de ramasser les débris de cette casse éclatante, il ne s’agit pas de victimiser ni d’encenser une population X, mais de nous déciller les yeux pour enfin voir la part cachée des drames quotidiens dans ces banlieues éloignées. Il est temps pour tous ceux qui travaillent le récit national – dont les journalistes – de se poser de sérieuses questions. Veut-on réellement continuer dans la médiatisation d’un réel « marketté », construit pour les effets de loupe, et un soi-disant audimat absolutiste ? Un récit rempli de faussetés, de petites et grandes injustices, plein de trous de mémoire et de dé-liaisons, creusant des fossés abyssaux dans le corps social, et portant finalement atteinte à la dignité humaine.

Un récit national dont toute une part immigrée de la population est dessaisie, à coup de plateau-télé-réalité, et que bien évidemment tous ceux qui en font les frais continueront à vouloir détraquer, coûte que coûte. Si on ne se pose pas les bonnes questions.