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Assange : le réel à l’agonie, la démocratie avec lui
Membre de Médecins sans Frontières, Olivier Falhun s’exprime toutefois ici en son nom propre.
Article mis en ligne le 12 septembre 2020

En quoi le sort de Julian Assange nous importe-t-il ? Que nous dit-il du monde dans lequel nous vivons ? Il n’est pas étonnant qu’Assange soit emprisonné dans une prison de haute sécurité à Londres et traité comme les pires criminels de l’époque. Parce qu’il a rendu publics des crimes qui impliquent les États-Unis et plus généralement l’Occident, dont le pouvoir de dire le vrai s’accompagne du pouvoir de l’imposer au monde.

On ne reviendra ici que brièvement sur les révélations de Julian Assange et sur ce qu’il a subi pour avoir diffusé des informations d’intérêt public – depuis la mise au jour de faits de corruption au Kenya jusqu’à la demande d’extradition formulée par les États-Unis, où il risque désormais 175 ans de prison. Plusieurs articles et documents nous ont, grâce aux réseaux sociaux et à l’abnégation de certains auteurs, informés sur les enjeux et les coulisses de ce que l’on pourrait peut-être appeler, pour reprendre l’expression de Marcel Mauss, un « fait social total ». On renverra le lecteur aux publications de Viktor Dedaj, aux témoignages du rapporteur des Nations unies sur la torture Nils Melzer, aux comptes-rendus d’audience de l’ex-ambassadeur britannique Craig Murray, aux tribunes rédigées en défense de Julian Assange, aux livres qui lui sont consacrés ou encore aux entretiens réalisés récemment par Delphine Noels, qui nous éclairent autant sur la philosophie du journaliste que sur les espoirs déçus d’internet et sur l’entreprise de désinformation et d’intoxication du public visant à disqualifier une personne, un prisonnier politique écrasé par la vengeance d’État.

Ce dont il s’agit ici, c’est de montrer en quoi le sort de Julian Assange nous importe, ce qu’il dit du monde dans lequel nous vivons et pourquoi il doit nous mobiliser. (...)

Telle que définie par Assange lui-même, Wikileaks est une agence de renseignements des citoyens que nous sommes. (...)

le terrorisme djihadiste – et sa mise en scène –, comme le montre François Burgat, sont aussi le produit, le prolongement d’autres formes de violence : les bombardements et les assassinats, le contrôle et la soumission forcée des populations, la perpétuation de rapports d’exploitation et de domination corrélée au racisme structurel d’État et à la manipulation des représentations du monde. Ces violences engendrent en retour le désespoir et la fuite en avant, jusqu’à la haine et à ses conséquences. (...)

Pour le meilleur ou pour le pire, les lanceurs d’alertes et l’« État islamique » pourraient ainsi renvoyer aux deux extrémités d’un même spectre. D’un côté, les atrocités commises par l’EI constituent le point incandescent de la violence engendrée par la domination de « grandes puissances » (pas seulement occidentales). À l’autre extrémité du spectre, la figure du héros incarnée par les lanceurs d’alertes pourrait signifier le meilleur, mais aussi le symptôme des sociétés dont émanent ces grandes puissances, sociétés que les pouvoirs d’État empêchent de se structurer autrement qu’en sacrifiant la vérité et ceux qui la défendent. (...)

De ce point de vue, il n’est pas étonnant qu’Assange soit emprisonné dans une prison de haute sécurité à Londres et traité comme les pires criminels de l’époque. (...)

« Nous sommes une matière qui épouse toujours la forme du premier monde venu » écrit Musil dans L’Homme sans qualité. Ce premier monde qui nous vient, c’est aussi celui d’une presse qui relaye sans sourciller les discours officiels, tout en affectant de se battre pour défendre une liberté dont elle est la première à ne pas faire usage quand il s’agit, par exemple, de défendre Assange. À voir ce qui est fait de la « liberté d’informer » tant invoquée, on peut se demander si, pour les organes de presse les plus puissants, l’enjeu est vraiment celui-là, ou si le slogan régulièrement agité ne recouvre pas une certitude confortable : cela va de soi. (...)

Il faut tuer le journalisme d’Assange et les lanceurs d’alertes parce qu’ils figurent parmi les derniers à résister au pouvoir de ceux qui contrôlent « l’opinion » et une part toujours plus importante de nos existences. (...)

pour reprendre les mots de Noam Chomsky à propos de la techo-surveillance et à l’heure de « l’internet des choses », « les gens ne voient pas cette forme de surveillance comme une intrusion, ils la voient simplement comme si c’était la vie, comme le soleil se lève le matin ». En cela aussi, telle que définie par Assange lui-même, Wikileaks est une agence de renseignements des citoyens que nous sommes.

Julian Assange a été traîné dans la boue, disqualifié et criminalisé pour des faits à propos desquels il a toujours accepté de s’expliquer et pour lesquels les poursuites ont été abandonnées au terme d’une procédure aussi toxique qu’effarante. (...)

En France, ce sont les flics qui sont agressés, ce sont les statues qui sont vandalisées ou les hôpitaux qui sont « attaqués », quand il faut attendre un décès, 25 éborgnés, 5 mains arrachées et 318 blessures à la tête parmi des milliers d’autres blessés pour qu’un éditorialiste évoque enfin l’hypothèse d’une violence systémique exercée contre les manifestants. Ce sont aussi les soignants qui sont célébrés... quand leur conditions de travail ne cessent de se dégrader, et des satisfecits distribués dans l’entre-soi d’une élite pour dire à quel point notre gestion hospitalière a bien fonctionné... quand des milliers de résidents d’Ehpad sont sacrifiés.

Il faut tuer le messager pour tuer le message. (...)

Au-delà de ces tentatives de criminalisation et de dépolitisation de gestes qui protestent, qui dénoncent ou qui sauvent, ce à quoi on assiste est aussi, pour reprendre les mots de la sociologue Vanessa Codaccioni, « une opération de préservation des règles et des normes du champ politique » qui détermine ce qui est politique et ce qui ne l’est pas, ce qui est dicible et ce qui ne l’est pas.

Le cauchemar vécu par Julian Assange participe de cette préservation, autant qu’il dissuade tous ceux qui seraient tentés de s’y opposer. Celui qui touche au réel doit être sacrifié. La démocratie est vidée de sa substance, confisquée par le pouvoir de ceux qui « font l’opinion » depuis l’opinion qu’ils s’en font, dans un univers où « le fait est remplacé par la nouvelle » (Karl Kraus), où l’encre n’imprime plus la rétine, où l’écran fait écran. (...)

 : « mettre à part », supprimer le crime comme on supprime Assange parce qu’il a dénoncé le crime. Mais l’anneau, c’est aussi le pouvoir de virtualiser la mort aux yeux de ceux qui la donnent, par le divertissement d’un jeu vidéo : « mettre à part soi », se déresponsabiliser en convoquant l’industrie langagière pour nous divertir comme on fait diversion. Lutter pour « le bien » quand on fait « le mal », agiter la question des passeurs quand on abandonne les migrants à leur sort, « faire la guerre » au virus quand c’est aux gens qu’on la fait, célébrer les soignants quand on les méprise, stigmatiser le « communautarisme » quand on détruit le lien social, etc.

Pour avoir révélé l’anneau et décloisonné des crimes, des actes de torture ou des faits de corruption, Julian Assange est aujourd’hui persécuté, Chelsea Manning a tenté de se suicider, Edward Snowden est exilé en Russie, Sarah Harrison doit se cacher, Glenn Greenwald est opprimé au Brésil et Rui Pinto vit désormais au Portugal en liberté surveillée.

Soutenir Julian Assange, c’est résister à ce monde-là. •••