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le Monde Diplomatique
Au Chiapas, la révolution s’obstine
PRESQUE QUINZE ANS D’AUTOGOUVERNEMENT ZAPATISTE
Article mis en ligne le 15 août 2017

Au début des années 1990, le soulèvement zapatiste incarnait une option stratégique : changer le monde sans prendre le pouvoir. L’arrivée au gouvernement de forces de gauche en Amérique latine, quelques années plus tard, sembla lui donner tort. Mais, du Venezuela au Brésil, les difficultés des régimes progressistes soulèvent une question : où en est, de son côté, le Chiapas ?

Ils ont peur que nous découvrions que nous pouvons nous gouverner nous-mêmes », lance la maestra Eloisa. Elle le disait déjà en août 2013 aux centaines de sympathisants venus de Mexico ou de l’étranger pour apprendre de l’expérience zapatiste, le temps d’une active semaine en immersion. Baptisée ironiquement « Escuelita » (petite école), cette initiative visait à inverser le syndrome de l’évangélisateur, à « retourner la tortilla », comme y invitait jadis l’anthropologue André Aubry : s’instruire au contact des centaines de paysans mayas qui pratiquent, jour après jour, l’autogouvernement. Inaugurant par ces mots l’Escuelita de 2013, Eloisa rappelait alors l’essentiel, qui laisse certains observateurs incrédules : modeste et non prosélyte, l’expérience zapatiste n’en rompt pas moins depuis vingt-trois ans avec les principes séculaires, et aujourd’hui en crise, de la représentation politique, de la délégation de pouvoir et de la séparation entre gouvernants et gouvernés, qui sont au fondement de l’État et de la démocratie modernes.

Elle a lieu à une échelle non négligeable. Cette région de forêts et de montagnes de 28 000 kilomètres carrés (environ la taille de la Belgique) couvre plus d’un tiers de l’État du Chiapas. Si aucun chiffre sûr n’est disponible, on estime que 100 000 à 250 000 personnes selon les comptages (1) — 15 à 35 % de la population — y forment les bases de soutien du zapatisme, c’est-à-dire les femmes et les hommes qui s’en réclament et qui y participent. Tel est le fait majeur, que feraient presque oublier la vision folklorique des fameux passe-montagnes ou les ruses éloquentes de l’ex-sous-commandant Marcos (qui s’est rebaptisé Galeano, en hommage à un compañero assassiné) : à cette échelle et sur cette durée, l’aventure zapatiste est la plus importante expérience d’autogouvernement collectif de l’histoire moderne. (...)

pendant que les gouvernements de gauche du reste de l’Amérique latine décevaient une partie des mouvements populaires qui les avaient portés au pouvoir (au Brésil, au Venezuela, en Bolivie, en Équateur...), le zapatisme a tenu bon. Il a peu à peu rompu avec l’État, solidifié ses bases et échafaudé une autonomie politique inédite, portée aujourd’hui par la première génération née après l’insurrection de 1994. Moyennant l’abandon progressif, et pragmatique, de la croyance dans l’État et de l’avant-gardisme léniniste du début : « Quand on est arrivés, on était carrés, comme des professionnels de la politique, et les communauté indiennes, qui sont rondes, nous ont limé les angles », répète drôlement Galeano. L’enjeu : changer la nature du pouvoir politique, faute de le prendre à plus vaste échelle. Le résultat est là : « Le mouvement est plus fort, plus déterminé encore aujourd’hui. Les enfants de 1994 sont désormais les cadres du zapatisme, sans récupération ni trahison », reconnaît le sociologue Arturo Anguiano, qui, loin d’être un compagnon de route naturel du Chiapas, fut le cofondateur du parti révolutionnaire des travailleurs-euses (PRT), d’obédience trotskiste. En témoigne, aujourd’hui, la vie ordinaire des communautés zapatistes. (...)

« Le capitalisme ne va pas s’arrêter. Ce qui s’annonce est une grande tempête. Ici, on s’y prépare en faisant sans lui », résume dans un sourire un homme d’une vingtaine d’années qui appartient depuis trois ans au conseil de bon gouvernement (Junta de Buen Gobierno) de Morelia, la moins peuplée des cinq zones zapatistes, et qui s’apprête à laisser sa place après avoir formé ses successeurs. (...)

À côté du petit cybercafé en parpaings, le jeune membre du conseil continue : « Nous ne cherchons pas à étendre le zapatisme, qui est très particulier. Mais l’idée qui le sous-tend, l’autonomie en général, oui. » Ils sont trois, maintenant, à nous décrire le fonctionnement de la zone de Morelia. Il y a un collectif par secteur de production, de la radio à l’artisanat textile ou à l’apiculture. Dotée de cent quarante têtes de bétail et de dix hectares de champs de maïs (milpas), la zone atteint l’autosuffisance alimentaire grâce à ses potagers, ses rares poulaillers, ses cinq hectares de café et ses boulangeries coopératives.

Les surplus sont vendus aux non-zapatistes de la zone, les « partidistes » qui vivent des subsides du Parti révolutionnaire institutionnel (PRI), la formation au pouvoir, lequel subventionne certains villages pour les vassaliser. Indirectement, ce sont donc les deniers du gouvernement qui permettent aux zapatistes d’acheter, en nom collectif, ce qu’ils ne produisent pas : machines ou matériel de bureau, plus les rares véhicules qui conduisent les gens aux réunions depuis les quatre coins de la zone. Les projets individuels, tel le montage d’une cantine-épicerie, sont financés par les banques autonomes zapatistes (Banpaz ou Banamaz), qui prêtent à un taux de 2 %. Dans toute la zone, on mange à sa faim, de façon frugale et traditionnelle, sans aide ni de l’État ni des organisations non gouvernementales (ONG) : riz, tortillas, frijoles (haricots noirs), café, quelques fruits et, plus rarement, volaille, œufs, canne à sucre. Peu d’ordinateurs et de livres dans les maisons, des voitures très rares et un habillement sobre : les conditions matérielles sont minimales, mais rien d’essentiel ne manque. Cette sobriété reste aux antipodes de la (trompeuse) corne d’abondance euro-américaine des centres commerciaux et des prêts à la consommation.

Les responsables volontaires du caracol de Morelia nous décrivent les trois missions sociales assumées par la collectivité : l’éducation, la santé et la justice, qu’assurent à tour de rôle, plutôt que des professeurs, des médecins ou des juges, des « promoteurs » bénévoles (leurs voisins s’occupent de leurs terres et de leurs foyers pendant leurs missions). Si les quelque six cents écoles zapatistes des cinq zones proposent toutes trois cycles d’études, le reste est discuté collectivement et adapté aux besoins, qu’il s’agisse du rythme de chacun ou des programmes et du calendrier. Mais on retrouve partout des cours d’espagnol et de langue indienne, d’histoire coloniale et d’éducation politique (critique du capitalisme, étude des luttes sociales dans d’autres pays), de mathématiques et de sciences naturelles (« vie en milieu ambiant »). Du ménage aux fresques murales, le travail collectif est quotidien. Et, dès la fin du second cycle, vers l’âge de 15 ans, les jeunes, tous alphabétisés, peuvent proposer d’occuper une charge, après un vote de l’assemblée et une formation de trois mois.

S’y ajoute, à la sortie de San Cristóbal, la seule université zapatiste, fondée par Raymundo Sánchez Barraza : le Centre indigène de formation intégrale (Cideci). Ferronneries d’escalier ou rideaux peints, tout y est l’œuvre des étudiants, deux cents jeunes accueillis chaque année pour apprendre les savoirs autonomes : fabrication de chaussures, théologie ou usage des machines à écrire — plus sûres que le traitement de texte, compte tenu des coupures d’électricité —, ainsi qu’un séminaire politique le jeudi. Inspiré des principes antiutilitaristes du pédagogue alternatif Ivan Illich (« apprendre sans école ») autant que des premières prophéties indiennes, le Cideci accueille aussi les grands colloques zapatistes. Le dernier, en décembre 2016, portait sur les sciences exactes « pour ou contre » l’autonomie (ConCiencias).

Le système sanitaire est fiable : des « maisons de santé » assurent des soins de base de qualité, de l’échographie à l’examen ophtalmologique (...)

La dépendance : c’est ce qu’ont tenu à défaire, pas à pas, les zapatistes, y compris vis-à-vis des ONG. Mais l’autonomie, « processus sans fin », selon eux, reste partielle, et souvent bricolée : on prélève l’électricité sans la payer à même les câbles de l’opérateur national, et on reste tributaire des dons et des achats collectifs dans certains domaines, qu’il s’agisse de se procurer de l’huile de cuisine ou des téléphones portables.

Une organisation à la fois horizontale et verticale

Cette expérience insolite, loin des radicalismes de papier, assume ses tâtonnements et ses arbitrages délicats. Son principe d’apprentissage : caminar preguntando, « cheminer en questionnant ». Quant à mandar obeciendo , « diriger en obéissant », devise partout affichée, elle suggère que, à l’horizontalisme pur des fantasmes anarchistes, il convient toujours de mêler une dose même marginale d’organisation — et d’efficacité — verticale. Les communautés sont consultées longuement, moyennant des allers et retours avec les conseils de zone, mais à l’initiative de ces derniers, qui formulent et soumettent les propositions, et qui organisent si nécessaire un vote à la majorité. Les charges bénévoles sont rotatives et révocables, gage d’une politique déprofessionnalisée, mais les plus compétents les occupent (et y sont élus) plus souvent que les autres. Et tous de reconnaître que, au fil des consultations minutieuses, « parfois le peuple est endormi », comme le disait un autre maestro de l’Escuelita. Plutôt qu’un système entièrement horizontal, il existe une tension, qui se veut féconde, entre le gouvernement de tous et des mécanismes diagonaux, sinon verticaux. (...)

Ce qui fait l’originalité du zapatisme limite aussi la possibilité pour des mouvements sociaux d’autres régions du monde d’en transposer tels quels les inventions et les mécanismes : la convergence historique, en son sein, d’ingrédients hétérogènes, voire incompatibles, devenus ici indissociables. Il y a un cœur indigène, d’abord, qui renvoie aux peuples méso-américains de cette région (surtout les Tzotziles, les Tzeltales, les Tojolabales et les Choles) et à leur tradition cosmo-écologique ancestrale, mais aussi à une longue histoire de résistance anticoloniale. Si l’indianité zapatiste n’est jamais essentialisée, et garde ouvert son potentiel universalisant, c’est qu’elle est moins un ethnicisme que la mémoire entretenue de cinq siècles de luttes contre la « saignée du Nouveau Monde (2) », y compris le colonialisme interne des nouvelles élites métisses du Mexique indépendant, qui s’arrogèrent la représentation des Indiens et ravagèrent leurs terres et leurs modes de vie. Il y a le rôle décisif de l’Église, ensuite : aussi bien le catholicisme syncrétique typique du Mexique que la version locale de la théologie de la libération, cette « Église des pauvres » inaugurée au Pérou dans les années 1960 — (...)

Il y a un élément marxiste-léniniste déclencheur, bien sûr, venu des guérillas des années 1960-1970, mais mué après 1994 en une lutte antisystémique plus ouverte contre le néolibéralisme, son pillage des ressources naturelles et sa marchandisation des formes de vie. Et il y a des composantes moins attendues, de type libertaire et surtout antipatriarcal, le principe zapatiste de l’égalité sexuelle radicale renouant avec une filiation précoloniale. Sans oublier les échanges avec un vaste réseau international de soutiens, conviés sur place aux rencontres annuelles : des dizaines de musiciens ou de groupes de rap et de ska aux refrains zapatistes (de Rage Against the Machine à Manu Chao, de Nana Pancha à Mexico à Pepe Hasegawa au Japon), et des milliers d’activistes et d’intellectuels qui ont tous participé à cette construction — les écrivains José Saramago, Gabriel García Márquez, John Berger ou Umberto Eco, les universitaires Alain Touraine ou Noam Chomsky, ou encore, pour en rester aux noms célèbres, l’écologiste José Bové, le cinéaste Oliver Stone ou Danielle Mitterrand. Innombrables sympathisants du zapatisme, ou « zapatisans », fameux ou anonymes.

Et il y a l’histoire nationale mexicaine, avec sa fierté et ses singularités. (...)

« Nous ne pensons pas à former un État dans l’État, mais un endroit où être libres en son sein », répètent les commandants de l’EZLN au fil de leurs marches à travers le pays. Ce patriotisme de combat est l’héritage politique de deux siècles de luttes, depuis l’indépendance de 1810. (....)

Au-delà, il y a la surpolitisation d’un pays doté d’un réseau associatif et militant d’une rare densité, où le combat pour le statut communal de la terre (l’ejido) dure depuis plus d’un siècle. (...)

Reste que ce « cocktail » zapatiste est d’abord une combinaison de l’égalité et de la différence, d’un héritage communiste par le bas et d’une promotion inlassable de la diversité ethnique, culturelle, sexuelle (...)

L’histoire du zapatisme au Chiapas tient ainsi en trois mots, qui résument les modalités de son rapport avec l’État : contre (pendant douze jours de guerre), avec (neuf ans de tentatives d’accord) et sans (depuis 2003).

C’est au terme d’un tel itinéraire, et à l’aube d’une nouvelle phase, que survient la décision prise fin 2016 par le CNI, en accord avec les communautés, de former un Conseil indien de gouvernement. Sa représentante (ce sera une femme), qui doit être nommée en 2017, sera aussi candidate à l’élection présidentielle de 2018. Mal comprise, et encore suspendue à l’approbation de l’Institut électoral fédéral, la décision du CNI a stupéfié les uns et agacé les autres — depuis les tenants d’une sécession intégrale, qui y ont vu une compromission avec le jeu électoral, jusqu’à la gauche nationale positionnée en vue de l’élection, surtout le Mouvement de régénération nationale (Morena) de M. López Obrador, qu’ont exaspéré les premiers sondages attribuant 20 % des intentions de vote à la candidate inconnue. Comme un coup de plus porté par le zapatisme à la gauche de gouvernement du premier pays hispanophone du monde, qu’il a déjà déstabilisée à maintes reprises au cours du dernier quart de siècle.

Pourtant, le sens de cette décision est tout autre : « Ce n’est pas pour le pouvoir », répète le CNI, mais pour affirmer la force des cinquante-six ethnies autochtones du Mexique (seize millions d’habitants, environ 15 % de la population) et, plus largement, de « toutes les minorités ». L’initiative vise à faire connaître leur oppression et leurs résistances, à encourager partout les formes d’organisation autonome. Elle veut diffuser le virus de l’opposition au capitalisme et aller sur le terrain de l’adversaire pour révéler à tous les « indigènes » du monde son état de décomposition terminale ainsi que la possibilité désormais attestée de faire sans lui. (...)

Devant la barrière du caracol de Morelia, un groupe de partidistes est assis en cercle, buvant bruyamment dès le matin bière et tequila pour narguer les zapatistes venus aux assemblées et leur faire regretter la « loi sèche ». Contre la fierté d’avoir construit l’autonomie politique, d’avoir fait renaître une culture et inventé un discours de combat, d’avoir démontré au monde qu’ils n’étaient pas les marionnettes du ventriloque Marcos, restent au quotidien taquineries et brimades, tensions et menaces, qui continuent de peser sur la « fragile armada (9) ». Mais, pour l’heure, elle tient bon.