Bandeau
mcInform@ctions
Travail de fourmi, effet papillon...
Descriptif du site
orient XXI
Au Maghreb, une civilisation judéo-musulmane oubliée
Julien Lacassagne Professeur d’histoire et géographie au lycée international Alexandre Dumas à Alger.
Article mis en ligne le 11 mars 2019
dernière modification le 9 mars 2019

Le terme de « civilisation judéo-chrétienne » est né au siècle dernier. Pourtant, quand on parle du Maghreb, il serait serait plus juste de parler de civilisation « judéo-musulmane ».

On peut, de fait, considérer que dans le bassin méditerranéen antique, une « effervescence culturelle »1 judéo-chrétienne s’était constituée. L’antagonisme entre ces deux monothéismes prosélytes s’accentua par la suite pour se conclure par le triomphe, à partir du IVe siècle, du christianisme qui accéda au pouvoir en devenant religion de l’empire romain. Le christianisme relégua dès lors le judaïsme, rival vaincu ramené à l’état de témoin du triomphe de l’Église, dans des périphéries géographiques. L’histoire de la chrétienté puis celle des États européens furent davantage marquées par les persécutions antijuives que par l’édification d’une « civilisation judéo-chrétienne ». (...)

En revanche, l’histoire du Maghreb et du Proche-Orient produisit une civilisation judéo-musulmane. Sur le plan du dogme, le judaïsme et l’islam sont proches et se sont réciproquement emprunté des composantes. Lorsque les musulmans pénétrèrent au Proche-Orient au VIIe siècle, ils furent accueillis par des populations juives (et chrétiennes hétérodoxes) qui ne voyaient probablement pas ce qui différenciait leurs systèmes de croyances de celui des nouveaux arrivants. (...)

COHABITATION ET CONVERSIONS
Ces populations appartenaient majoritairement à des sociétés agraires qui avaient peu de temps à accorder aux abstractions, et les musulmans les débarrassaient de l’oppression politique et fiscale de Byzance. Un monothéisme strict opposé à l’idéologie trinitaire2, les prophéties, les interdits alimentaires ou la circoncision leur étaient communs, de même qu’une langue aisément compréhensible. Tout cela était suffisant pour faciliter cohabitation et conversions. (...)

Le judaïsme s’est maintenu à l’ombre du Croissant sous des modalités diverses.

Les communautés juives et chrétiennes prospérèrent en Orient, et au Maghreb les juifs subsistèrent tandis que la présence chrétienne disparut presque complètement. (...)

Les Arabo-Berbères juifs du Maghreb furent témoins de l’arrivée de leurs coreligionnaires expulsés d’Espagne et du Portugal, et cette élite d’éducation andalouse finit par imposer sa suprématie culturelle et économique aux juifs berberiscos. Le prestige était de son côté, tant et si bien que l’identification à des origines ibérique se répandit, avec ou sans lien avéré avec la péninsule. (...)

En outre, les juifs d’Espagne et du Portugal descendaient eux-mêmes en partie de juifs berbères arabisés ayant participé à la conquête d’Al-Andalûs au VIIIe siècle. (...)

Les juifs ne formaient ni une caste ni un « peuple-classe » homogène. Une proto-bourgeoisie d’origine ibérique, toscane ou sicilienne dominait des activités commerciales, en particulier dans les ports. Polyglottes, ces négociants étaient en contact avec la rive nord de la Méditerranée. Ils se distinguaient parfois nettement des juifs indigènes, comme à Tunis où ils formaient une communauté à part. (...)

Au Maroc, ces familles avaient la main sur les activités portuaires d’Essaouira et contrôlaient une part des échanges au départ de plusieurs ports marocains. Elles travaillaient avec les marchands musulmans qui dominaient le commerce intérieur et les échanges le long des routes transsahariennes. La ségrégation dans des mellah (quartier juif au Maroc) n’atteignit pas la sévérité des ghettos européens. Au Maroc, le premier mellah semble avoir été constitué à Fès en 1438 sur le modèle des juderias espagnoles. À la veille de la colonisation du Maroc, les juifs n’étaient pas tenus d’y résider et des musulmans y vivaient aussi (...)

dans les campagnes, les solidarités liées aux appartenances locales pouvaient prendre le dessus sur l’appartenance religieuse. Des pèlerinages régionaux menaient juifs et musulmans vers les mêmes tombeaux de saints. (...)

L’arabe et le tamazight étaient les langues les plus couramment employées, l’hébreu étant réservé à la liturgie (...)

DIVISER POUR RÉGNER
La colonisation fit voler en éclat les cadres sociaux traditionnels. Le cas de l’Algérie est à observer avec attention afin d’apprécier ses conséquences sur la transformation des rapports entre juifs et musulmans. Une méthode de domination somme toute classique y fut appliquée, prenant appui sur des minorités. Divisant pour régner, cette politique coloniale hypertrophia les méfiances et mit en situation périlleuse les communautés concernées en les plaçant sous le feu des représailles des populations majoritaires, frustrées par l’érosion de leur ancien pouvoir. C’est un dispositif identique qui engendra des expéditions punitives contre les chrétiens de Syrie en 1860. (...)

communiste et anticolonialiste passé à la clandestinité en 1956, il participa à la bataille d’Alger dans le réseau constitué par Yassef Saadi. Au cours d’une émission radiophonique diffusée en 1982, il confiait :

(…) J’en viens à cette idée de ce qu’on a appelé la politique des capitulations. Rien de tel que de trouver une minorité à délivrer de ses oppresseurs — et c’est vrai qu’il y a une minorité qui est opprimée — et mettre l’accent sur cette oppression pour pouvoir envahir un pays. Ça a été le grand prétexte qui a été utilisé par toutes les puissances de ce temps, que ce soit l’Angleterre, que ce soit la France, que ce soit l’Allemagne aussi, pour démembrer l’empire turc. Et ça a été la même chose pour les maronites du Liban (…).

L’absence de minorités chrétiennes au Maghreb colonisé par la France ne permit pas de créer un lien sur une base religieuse, et c’est vers les minorités juives que se tourna l’administration française, avec l’adoption du décret Crémieux accordant la citoyenneté française aux juifs d’Algérie (à l’exception de ceux du sud saharien). Cela ne se fit pas sans heurter les conceptions antisémites largement dominantes en France et auxquelles même Jean Jaurès n’échappait pas (...)

À la fin du XIXe siècle, une situation explosive émergea de la convergence entre violences coloniales, installation de colons issus de populations appauvries françaises et naturalisées et décret Crémieux, le tout sur fond d’affaire Dreyfus et d’une construction nationale endolorie par la défaite de 1870. Les émeutes antisémites de 1898 auxquelles se livrèrent les Européens d’Algérie en furent un résultat, de même que l’élection d’Édouard Drumont dans la circonscription d’Alger. Si l’antisémitisme fut un produit d’importation, c’est depuis la France qu’il vint s’acclimater en Afrique du Nord. (...)

DES « FRANÇAIS D’ORIGINE »
S’est construite une identité juive sur une double base. Celle d’une distinction par rapport à un « autre » resté indigène, juridiquement soumis à des règles discriminantes, et celle d’une identification à un pouvoir colonial, pourtant régulièrement traversé par des poussées d’antisémitisme.

Paradoxalement, c’est dans une Algérie où l’antisémitisme était le plus répandu parmi les Européens que les juifs se sont sentis le plus français. La violence du racisme et de l’antisémitisme européens en Algérie renforçait la tendance à s’identifier à la puissance coloniale, jusqu’à en adopter les critères racistes. Le système colonial a produit ce rapport de distinction qui veut que le racisme soit un marqueur d’intégration dans toutes les strates de la société.v

Historiquement, les juifs ne constituent en rien un « peuple » distinct des sociétés dans lesquelles ils vivent. Il n’y eut ni « symbiose », ni même une tolérance, comme on l’entend au sujet d’Al-Andalûs. il y eut plus justement une société arabo-berbère ayant une composante musulmane (dominante sur le plan politique) et une composante juive : une civilisation judéo-musulmane.