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Aux États-Unis, la révolte des enseignants et des élèves face à une école publique laissée à l’abandon
Article mis en ligne le 12 novembre 2018

Ils se sont rebellés contre « le choix de réduire les impôts des riches au lieu d’investir dans l’éducation publique ». Confrontés à l’abandon des pouvoirs publics, des milliers d’enseignants se sont mis en grève ces derniers mois dans plusieurs villes et États des États-Unis. Leurs actions ont été menées avec le soutien de l’opinion, des élèves et des parents. Et ils commencent à obtenir gain de cause, notamment en matière d’augmentation de salaire. Ce mouvement de base, qui surprend même les syndicats, pourrait reprendre et s’étendre dès la rentrée.

Tega Toney, 34 ans, est enseignante d’histoire au lycée de Oak Hill, une petite ville au cœur des Appalaches, dans l’État de Virginie-Occidentale. Comme beaucoup d’autres comtés de cette région rurale, connue pour ses anciennes mines de charbon, la proportion de population pauvre avoisine les 20 % et le taux de chômage grimpe au-dessus de la moyenne nationale [1].

Le secteur public manque de moyens, notamment dans l’éducation. Les enseignants comme Toney perçoivent des salaires qui sont parmi les plus bas des États-Unis : sur les 50 états, les salaires des professeurs de Virginie-Occidentale sont classés quarante-huitièmes. Ils perçoivent 3800 dollars par mois (3243 euros), avant impôts, cotisations diverses, et les frais médicaux qui peuvent atteindre plusieurs centaines de dollars par mois.

Face à cette situation, Toney et ses collègues ont opté pour un ultime recours : se mettre en grève, à partir de février dernier. « Honnêtement, cela ne m’a pas trop surprise, dit-elle aujourd’hui. On pensait tous que quelque chose allait se passer, mais on ne savait pas quand. » L’arrêt de travail est alors massivement suivi. 100 % de grévistes sont comptabilisés au lycée de Oak Hill, comme dans bien d’autres. « Tout le monde participait, se rappelle Toney. Ils étaient soit sur le piquet de grève, soit à la capitale [de l’État], à Charleston, pour les grandes manifestations ».

Une augmentation de 5 % pour tous les salariés du secteur public
Cinq jours après le déclenchement de la grève, le gouvernement de l’État répond au mouvement. Le gouverneur républicain Jim Justice, un milliardaire qui a fait fortune dans l’extraction du charbon, annonce un accord : des augmentations de salaire de 5 % pour les enseignants et de 3 % pour le reste du secteur public [2]. Les syndicats appellent à une reprise de travail. Les professeurs, pour leur part, ne sont pas convaincus. La grève continue, sous le mot d’ordre d’une augmentation de 5 % pour tous les salariés du secteur public. Quelques jours plus tard, le gouverneur cède et approuve la hausse de salaire revendiquée. Une victoire incontestable pour les grévistes.

Les mois suivants, des milliers d’enseignants à travers le pays suivent l’exemple des collègues de Virginie-Occidentale. Une vague de révolte se forme dans des États pourtant considérés comme parmi les plus conservateurs. (...)

Pour Randi Weingarten, présidente de l’American Federation of Teachers (AFT), l’une des deux principales organisations syndicales de l’éducation, qui compte 1,7 million d’adhérents, ce mouvement est l’aboutissement logique d’une « politique de la terre brulée » menée depuis des années par la droite. « Tout d’abord, il y a un sentiment de ras-le-bol, explique-t-elle. Deuxièmement, il y a un manque d’investissement dans les écoles et les services publics, qui a vraiment commencé après la crise économique et qui s’est aggravé ces dernières années. Ces États, où ont lieu les grèves des enseignants, ont fait le choix de réduire les impôts des riches au lieu d’investir dans l’éducation publique ». (...)

Ce n’est pas par hasard si le mouvement se déroule principalement dans des États gouvernés par le parti républicain. Depuis la victoire écrasante des Républicains aux élections législatives de 2010 — l’année charnière du « Tea Party », le mouvement populiste de droite prônant la réduction des impôts — son bilan au pouvoir est de plus en plus clair. L’austérité a provoqué une crise profonde du système éducatif. Un chiffre : 25 États dépensent moins pour l’éducation aujourd’hui qu’en 2008 [3].

Des manuels scolaires qui n’ont pas été changés depuis 20 ans (...)

Les effectifs dans les classes sont, parallèlement, de plus en plus élevés. Enfin, l’éducation destinée aux enfants nécessitant des enseignements adaptés est sous-financée. (...)

« Les gens veulent des écoles qui marchent bien, ils veulent que les profs puissent se faire entendre, et ils veulent que leurs enfants soient bien soignés », dit-elle.

Ces grandes grèves de Virginie-Occidentale, d’Oklahoma et d’Arizona ont en effet bénéficié d’un vaste soutien du grand public. On est loin de la caricature que font certains médias d’un pays qui serait coupé en deux pour des raisons politico-culturelles : une partie « bleue » (démocrate) en phase avec un modèle social à l’européenne et une partie « rouge » (républicaine) en faveur des inégalités croissantes et de la détérioration des services publics.

« La communauté était de notre côté dès le début » (...)

comme en Europe, le syndicalisme états-unien est en plein crise. Les effectifs des syndicats ont connu une baisse continue depuis la fin des années 1970. Aujourd’hui, moins de 11 % des salariés adhèrent à un syndicat aux États-Unis [5]. Ce chiffre est d’autant plus inquiétant que les syndicats états-uniens ne peuvent négocier qu’au niveau de l’entreprise, où ils font souvent face à une forte répression. Face à cette hostilité dans l’économie privée, c’est dans le secteur public que le syndicalisme s’est développé aux États-Unis. Environ la moitié des travailleurs du public sont syndiqués. Mais les marges de manœuvre de la négociation collective dépendent de chaque État : certains, comme la Californie, l’encouragent, alors que d’autres, comme l’Arizona, la Virginie-Occidentale ou l’Oklahoma, n’ont même pas de lois obligeant les employeurs publics à négocier.

Une autre entrave au syndicalisme se développe : le faussement intitulé right-to-work, ou, « droit au travail ». Approuvés dans de nombreux États à majorité républicaine, ce système complique le financement des syndicats en donnant la possibilité aux salariés qui bénéficient de la représentation syndicale de ne pas payer des cotisations ou des frais de négociation. Or, les cotisations sont, de loin, la principale source de financement des syndicats états-uniens. La situation s’est aggravée avec un récent jugement de la Cour Suprême. En juin dernier, la Cour a décidé d’instaurer la doctrine du « droit au travail » dans tout le secteur public.

Vers un renouveau du syndicalisme et des mouvements de base ?
Pour autant, les militants syndicaux ne se déclarent pas vaincus. (...)

Si les Républicains veulent casser les bases juridiques du syndicalisme dans le secteur public, « ils ne vont pas aimer ce qui va venir après », a prévenue Shaun Richman dans le Washington Post.

Les grèves dans l’éducation de ce printemps l’ont démontré. Elles sont survenues dans des États où règne la doctrine du « droit au travail » et où les enseignants n’ont même pas de droits de négociation formelle. En l’absence d’un cadre classique pour résoudre le conflit, la contestation a gonflé. « Les dirigeants du syndicat ont certes soutenu le mouvement, mais ce n’est pas eux qui l’ont lancé, affirme Tega Toney. C’est un mouvement de base ». Qui pourrait bien reprendre, et s’étendre, dès la rentrée.