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Aux abstentionnistes de gauche : le point de vue de l’ethnologie politique
Véronique Nahoum-Grappe Chercheure en sciences sociales
Article mis en ligne le 2 mai 2017

En ethnologue de la politique, une adresse aux abstentionnistes insoumis qui oublient leur propre histoire et ne pensent pas aux premières victimes d’un pouvoir d’extrême droite, tous ces groupes en grande vulnérabilité économique, sociale et politique, ceux-là mêmes pourtant que vous prétendez défendre.

1- Il y a une forme de raisonnement qui a prouvé historiquement sa séduction politique auprès de ceux-là mêmes qui sont convaincus, en toute conscience, qu’ils sont la vraie gauche non soumise : celui qui consiste à repérer, derrière l’ennemi historique trop évident, l’extrême droite, le véritable ennemi masqué de fond, le système global d’oppression économique et sociale, capitaliste et situé au cœur du monde occidental (...)

actuellement la pensée de gauche insoumise dénonce le pouvoir délirant des « banques », de « la finance » qui plane et traverse de façon dérégulée tous les pouvoirs politiques nationaux, et dévore les biens communs et les destins collectifs... Au regard de nombre des lecteurs des traités économiques pointus qui démontrent tout cela, celui du nombre de citoyens convaincus de l’immense menace que constitue la financiarisation débridée du marché mondial est intéressante : elle est devenue conviction d’époque, de l’extrême droite à l’extrême gauche en passant par l’écologie politique dont l’auteur de ces lignes se sent la plus proche. .

2- Cet ennemi global, qui n’est pas incarné par une figure incarnée dans un tyran global auquel on pourrait imaginer de couper la tête, fait des politiques réelles de sortes de pantins manipulés par ce système : c’est alors que se produit ce mécanisme de la pensée qui tend à poser comme « pires ennemis », parce qu’avançant masqués, les formes politiques des sociaux démocrates de gauche, plus ou moins « socialistes », toujours réformistes, qui une fois au pouvoir ne peuvent que collaborer de fait, quoiqu’ils fassent. Se construit alors une haine particulière virulente contre ces faux frères hypocrites et vendus, contre la sociale démocratie réformiste, soi-disant « droits de l’hommiste » moralisatrice dont il faut démasquer la perversité hypocrite. Bien sur tout dépend du contexte historique ; mais parfois cette haine peut être tordue dans un sens calamiteux. (...)

 C’est aujourd’hui ce même mécanisme de la pensée des électeurs de la gauche radicale qui rend possible le refus de voter clairement contre le front National : il permet de faire basculer à fronts renversés la charge de la négativité évidente d’un danger politique, l’extrême droite, vers un objet tiers devenu d’autant plus redoutable qu’il avance masqué au bal des faux culs, la social démocratie réformiste. Le rejet trop « naturel » de l’extrême droite qu’une conscience de gauche assume comme un de ses fondamentaux , finit par perdre sa force sémiologique de fond, à cause de l’ennui de surface que produit son vieux cliché sans cesse convoqué dans les slogans « A bas le fascisme ! » , et frénétiquement convoqué même grotesquement, comme dans le fameux « CRS/SS ». (...)

5. (...) C’est de ce point de vue de la vie des gens qu’un régime d’extrême droite n’a rien à voir avec un Etat tant soi peu républicain voire « socialiste » banal, même si ce dernier doit sans cesse être contrecarré par tous les contrepouvoirs possibles, dans leur lutte à tous les niveaux contre l’injustice basique du social et des mécanismes économiques, politiques et culturels qui la produisent sans cesse même en temps de démocratie . (...)

6- Il faut penser une ethnologie politique : entre le recul puis la fin toujours progressive de la démocratie (trois ans en moyenne), que promet un parti d’extrême droite enfin au pouvoir, et un régime politique social démocrate « républicain » ou « socialiste », le fossé n’est pas abstrait. C’est une césure radicale qui concerne tous les niveaux de vie collective, toute ses échelles de présence dans les institutions comme dans la vie la plus quotidienne : quand un régime politique est pris en main dans son exécutif par une droite extrême, il n’a besoin que de quelques années pour reconfigurer tous le contrat social grâce au remplacement progressif du personnel politique, institutionnel, médiatique à tous les échelons. Mais aussi, dans les semaines mêmes qui suivent son élection, dès le lendemain imperceptiblement et de façon accrue avec le temps, il se produit un changement d’atmosphère net et silencieux, dont la violence latente et invisible marque toute la communication collective : dans les rues, les cafés, les bus, dans les queues à la poste ou ailleurs, dans les aires d’autoroutes, les copropriétés, les rapports dans l’entreprise, etc., tout change avec cette majesté nouvelle que l’aura du pouvoir donne à ceux qui se mettent de son côté ne serait-ce que dans la posture : grâce à cette compétence de l’échange des regards entre parfaits inconnus, entre passants ordinaires, et à l’efficacité de cette communication collective non verbale, qui est une des belles énigmes de la sociologie, chacun et tous sentent que le policier d’extrême droite a pris du galon dans son groupe au coin de la rue. Le migrant se terre, le Rom aussi que le cinglé psychopathe lorgne dorénavant avec insolence, sans savoir exactement pourquoi. (...)

Petit à petit, et avec une répression sociale flambante contre les plus vulnérables, migrants, roms, jeunes des banlieues au teint basané, pauvres appelés « assistés », identités sexuelles, droit des femmes, des jeunes artistes novateurs etc, et la destruction progressive des contrepouvoirs issus du terrain social comme des recours institutionnels intermédiaires, un recul d’ensemble, appelé défense de la civilisation, ne pourra tenir qu’avec la construction d’un ennemi collectif de plus en plus présenté comme menaçant et effroyable…

Vous croyez jeunes abstentionnistes que vous allez contrecarrer cela ? (...)

Irez vous arrêter avec vos corps les gros camions qui emporteront la nuit les migrants et les Roms de tous âges et sexes vers des camps de « rétention » entourées de barbelés et gardés par les policiers d’extrême droite valorisés dans leurs carrières ? Irez-vous défendre un à un dans les prisons remplies les jeunes mineurs au faciès délictueux et aux vies fracassées par les nouvelles législations ultra répressives ? Même si les tyrannies du XXI° siècle seront différentes de celles du XX° avec télévision bing bling et frénésie sportive, toutes pratiquent l’assassinat des défenseurs des droits humains, des opposants politique et après de tous ceux qui seront dénoncés pour des raisons non politiques, de vengeances privées et de prédation maffieuse... La brutalisation croissante de toute la communication collective, même non politique, est une donnée que l’on retrouve dans tous les espaces sociaux privés de démocratie, pendant qu’au niveau macroscopique les décisions d’en haut, productrices de désastres écologiques potentiels, resteront traitées dans le secret des puissants.

Quelque chose est oublié de central par les joyeux abstentionnistes qui ne veulent pas se laisser culpabiliser : la puissance d’un pouvoir d’extrême droite une fois qu’il est en place, qui entraine par capillarité et mécanismes subtils et mensonges grossiers séducteurs l’immense second cercle de la collaboration, chacun à son niveau, à son échelle, et au sein du monde scientifique aussi. Cela prend trois ans. (...)

Vous, les abstentionnistes de l’ultragauche insoumise, heureux d’être vous-mêmes et libres de toute culpabilité, vous jouez votre partie maintenant, Mais réfléchissez. Votre non-culpabilité, votre nombril heureux, ça n’a aucune importance. En revanche souvenez-vous de votre propre histoire et pensez aux premières victimes d’un pouvoir d’extrême droite en place, tous ces groupes frappés de grande vulnérabilité économique, sociale et politique, ceux-là mêmes que vous prétendez défendrede toutes vos forces. Un geste électoral, voter Macron, ne veut pas dire une allégeance à un système, mais une intelligence du réel politique.