
Fraîchement débarquée à Marseille, la trottinette en libre service est présentée comme un mode de transport doux et écolo, prisé des habitants comme des touristes. Et ce malgré des prix élevés. Mais certaines entreprises du secteur importent aussi leur modèle ubérisé. Exemple avec le travail surmené d’un « juicer » à temps plein, ces auto-entrepreneurs qui rechargent inlassablement les engins électriques.
« Tu vois, eux, ils attendent pour vendre des fleurs, nous on va chercher l’argent, c’est mieux ! », lance Yanis [1] devant les étals champêtres de l’avenue du Prado à Marseille. Récupérer, charger, redéployer, tel pourrait être le triptyque des juicers, ces nouveaux travailleurs ubérisés en quête de trottinettes. A 29 ans, Yanis a créé son auto-entreprise, souvent obligatoire pour les petites mains de l’économie numérique. Le ramassage et la recharge de trottinettes constituent les activités principales de cet ancien chauffeur VTC (véhicule de tourisme avec chauffeur).
« Uber, c’est une arnaque », résume-t-il, lapidaire. Après avoir tenté sa chance à Paris, 10 à 12 heures par jour derrière son volant, il décide de revenir à Marseille malgré des trajets rémunérés plus faiblement. Fin janvier, Yanis abandonne les courses au rabais et la distribution de bonbons mentholés pour devenir « juicer » pour la start-up californienne Lime, tout juste déployée dans les rues de Marseille. Après les chauffeurs VTC, les livreurs à vélo, voici donc les chargeurs de trottinettes électriques ! (...)
On n’arrête pas le progrès. La plateforme fournit six chargeurs mais c’est aux entrepreneurs d’acheter les autres. Avec un maximum de 30 trottinettes par jour, Yanis annonce : « J’ai acheté 24 chargeurs, à dix euros chacun ça fait 240 euros. » Un investissement primordial afin d’en vivre, tout comme son utilitaire, voué au transport des trottinettes. « Une bonne affaire » nous assure-t-il, tandis que certains concurrents sont en voiture, voire en scooter.
Pour les juicers, il y a deux sortes de trottinettes. D’abord celles qui sont déchargées : il faut les ramasser, les recharger, et les déposer dans un hub entre 5 et 7 heures du matin. Pour 5 euros l’unité, plafonnée à 10 engins au début. La limite peut être repoussée si le « rechargeur » performe. A chaque heure de la journée, les trottinettes déchargées peuvent être ramassées. A 21 heures débute « la chasse au trésor » : toutes peuvent être ramassées, car aucune ne doit en théorie circuler la nuit. A ce moment-là, l’ambiance est parfois tendue entre juicers. « Ça peut même finir en bagarre verbale », reconnaît Yanis. Les trottinettes endommagées peuvent aussi être ramassées, sans plafond, mais sont seulement rémunérées 3 euros. Les auto-entrepreneurs doivent les amener à l’Estaque, où la société Lime a un entrepôt employant 25 salariés. Les prix n’ont pas toujours été aussi bas : « Au début, les trottinettes étaient toutes de 5 à 10 euros. » De là à parler d’un moins-disant social… (...)
Devenues un marché florissant, les sociétés de service de trottinettes électriques affluent à Marseille. Quatre entreprises – Lime, Flash, Tier et VOI – en ont déjà déployées plus de 2500. Toutes passent une convention d’un mois avec la mairie, avant une deuxième jusqu’en août 2019. A terme, trois acteurs pourront pérenniser une flotte de 2000 trottinettes maximum chacun. Un dossier entre les mains de Jean-Luc Ricca, conseiller municipal délégué au stationnement et à la circulation : « C’est pas les fonctionnaires qui gèrent, c’est moi ! Enfin, les fonctionnaires m’aident beaucoup hein… », précise-t-il au Ravi.
Le coût, 1 euro plus 0,15 centimes/minute, soit 10 euros l’heure, demeure très supérieur à celui des transports en commun. « L’euro de déblocage me semble être un peu excessif », admet le conseiller délégué à la circulation. Cela n’entame en rien l’enthousiasme de nombreux élus marseillais. Saïd Ahamada, député LREM des quartiers nord, où Lime a installé son entrepôt, s’enorgueillit de voir les investissements « des grandes marques » dans sa ville. Lors de son implantation, Lime a accédé à la demande municipale d’embaucher 25 jeunes demandeurs d’emploi marseillais : « Tous en CDI », assure M. Ricca. « C’est très bien si les entreprises viennent et créent de l’emploi », abonde Samia Ghali, maire honoraire PS du 15/16, toujours au nord de Marseille, s’accommodant assez bien des nouveaux métiers ubérisés. « Ils existent, ils n’enlèvent de l’emploi à personne, ça pose plus de problèmes quand ils remplacent, par exemple avec une machine à la place de la caissière du supermarché », poursuit-elle.
Une réalité pourtant dénoncée par Rémi Lombardi de Solidaires étudiant.e.s : « L’ubérisation est une catastrophe pour la protection sociale, c’est l’auto-entreprise donc aucun statut et des salaires fluctuants. » Valentin Sanchez, président de l’Unef Aix-Marseille, pointe de son côté « ces nouveaux jobs où l’on ne peut pas prévoir si on va gagner assez ! Ce sont des métiers au-dessus du code du travail, ils exploitent beaucoup plus la vie. »
Si la firme américaine projette son modèle économique au travers de juicers, ce n’est pas le cas de toutes. La start-up berlinoise Tier - ses trottinettes sont disponibles depuis le 12 avril - opte pour un modèle relativement plus social. Ses engins sont rechargés et entretenus par les salariés d’un partenaire local : AAC Globe Express, fournissant une équipe de 12 personnes.
Si les trottinettes font fureur, elles sont surtout déployées dans le centre, proche des lieux touristiques. « (...)
Les trottinettes en libre service, pourtant censées faciliter les déplacements, sont donc absentes des zones urbaines enclavées où elles sont parfois ramenées par des usagers mais jamais déposées par des juicers ni par un opérateur, alors qu’elles sont très appréciées par les jeunes des quartiers... Paradoxe marseillais ? Un faux problème pour Jean-Luc Ricca, renvoyant la responsabilité aux maires de secteur et aux entreprises : « Si demain une société veut déployer des trottinettes sur la totalité du territoire marseillais, je n’y vois pas d’inconvénient. » Si, et seulement si…