
Fin octobre 2013, une mission du FMI se rend à Kiev. Elle pose ses conditions : soit le gouvernement laisse flotter la hryvnia, réduit ses dépenses, augmente « immédiatement et significativement les prix du gaz et du chauffage pour les ménages et adopte un calendrier pour des hausses supplémentaires jusqu’à ce que les coûts soient couverts (1) » ; soit le programme d’assistance n’est pas signé, privant l’Ukraine de 10 à 15 milliards de dollars de devises. La Commission européenne annonce qu’elle apportera 840 millions de dollars supplémentaires en cas d’accord avec le FMI.
Les conséquences potentielles d’un relèvement brutal des prix de l’énergie, tant pour la population que pour l’industrie de la région orientale du Donbass, peuvent faire hésiter le président ukrainien. La même semaine, il rencontre le président russe Vladimir Poutine à Sotchi. Sans doute discutent-ils déjà d’une solution alternative à celle du FMI. Le 21 novembre 2013, M. Viktor Ianoukovitch suspend la signature de l’accord d’association avec l’Union européenne (2). Cette volte-face déclenche des rassemblements à Maïdan, la place de l’Indépendance de Kiev.
Elu le 25 mai à la présidence de l’Ukraine, l’oligarque Petro Porochenko devra répondre aux tentations sécessionnistes des régions russophones, tout en assumant les conséquences sociales du programme concocté par le Fonds monétaire international. La prise en compte des dimensions économiques de la crise, souvent ignorées, permet de mieux comprendre pourquoi le pays a sombré dans la violence. (...)
On peut voir dans la crise politique ukrainienne le dénouement dramatique d’une trajectoire financière devenue insoutenable au cours des derniers mois de 2013. En juillet 2010, le gouvernement signait un accord avec le Fonds monétaire international (FMI). En échange d’un prêt de 15,5 milliards de dollars, il s’engageait notamment à faire passer l’âge de la retraite de 55 à 60 ans — alors que l’espérance de vie reste inférieure de dix ans à la moyenne européenne — et à doubler les prix intérieurs de l’énergie. Six mois plus tard, l’accord était gelé : le gouvernement rechignait à augmenter les tarifs du gaz.
Le pays s’est alors lancé dans une fuite en avant. L’activité n’était plus soutenue que par la consommation des ménages, alimentée par l’endettement privé et par une hausse des dépenses sociales destinée à calmer les mécontentements (+16 % en 2012). En dépit des alternances politiques, l’économie ukrainienne pâtit de l’absence de consolidation institutionnelle depuis la fin de l’URSS. L’évasion fiscale, la corruption et la prédation prévalent jusque dans les plus hautes sphères de l’Etat. Le secteur informel pèserait entre 25 et 55 % du produit intérieur brut (PIB), selon les sources. Le pays n’a toujours pas retrouvé le niveau de production qu’avait atteint l’Ukraine soviétique (voir graphiques ci-dessous). Les deux déséquilibres récurrents de l’économie, le déficit budgétaire et celui des comptes extérieurs, ne cessent de se creuser, sur fond d’endettement en devises. (...)
Les grandes lignes de la proposition russe ne sont dévoilées que le 17 décembre, dans un mouvement tactique de M. Poutine pour reprendre la main. Son plan prévoit un prêt de 15 milliards de dollars, une baisse d’un tiers du prix du gaz vendu à son voisin et des assouplissements concernant la dette de Naftogaz envers Gazprom, le tout sans condition affichée. C’est un pied de nez au FMI et à l’Union européenne. Mais, après le renversement du pouvoir et le départ de M. Ianoukovitch, le 22 février, les nouveaux dirigeants ukrainiens reviennent vers le FMI...
Ce retour ne peut être compris qu’en observant l’insertion internationale de l’économie ukrainienne sur le long terme. Celle-ci est enfermée de longue date dans des productions à faible valeur ajoutée. D’abord ses matières premières et ses produits semi-finis que le pays exporte vers l’Europe et l’Asie, mais également ses produits transformés à destination de la Russie. A la fin des années 2000, deux projets d’intégration régionale prennent forme et conduisent le pays à un dilemme : association avec l’Union européenne ou Union douanière avec la Russie ? Les termes de ce choix contraint ignorent la cohésion économique et sociale de l’Ukraine, tiers exclu de cette logique binaire.
Depuis mai 2009, l’Union européenne propose un partenariat à l’Ukraine, la Biélorussie, la Moldavie, l’Arménie, la Géorgie et l’Azerbaïdjan. L’offre ne s’étend pas à la Russie, avec laquelle les négociations de partenariat stratégique sont enlisées depuis la « guerre du gaz » de 2006. Pour l’Ukraine, le rapprochement passe par la signature d’un accord de libre-échange complet et approfondi (Aleca). (...)
En exportant ses institutions, l’Union européenne prend place dans la concurrence par et pour les normes, enjeu majeur de la mondialisation (11). De son côté, la Russie a hérité d’un système issu de l’URSS, qui, bien que lacunaire, vieillissant et pesant, encadre encore les relations économiques entre les pays de la CEI. Compte tenu de la contagion que provoque leur diffusion, une pénétration des normes européennes en Ukraine risquerait d’emporter l’ensemble postsoviétique par effet domino. La réaction de la Russie relève donc aussi de la lutte pour la survie d’un système sur lequel son complexe militaro-industriel repose toujours largement.
Les affrontements ont aggravé la crise économique en 2014. En mobilisant 27 milliards de dollars de prêts, dont 17 milliards avancés pour deux ans par le FMI, l’accord signé en mai place l’économie sous assistance respiratoire. Bien que l’ajustement soit plus progressif (12) que celui négocié en octobre 2013, il provoquera dès 2014 une hausse d’environ 50 % des prix de l’énergie et un regain d’inflation, tandis que les relations avec la Russie resteront sous la menace d’une nouvelle escalade protectionniste. A défaut d’une impulsion budgétaire et en dépit de la dépréciation de la hryvnia, qui limite la pression concurrentielle, la chute du PIB devrait atteindre 5 %. On peut prévoir une montée des mouvements sociaux, particulièrement dans le Sud et l’Est industriels, où ils se mêleront aux conflits séparatistes en cours.
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L’Ukraine doit disposer du temps nécessaire à la réalisation de ses objectifs mais également revitaliser ses relations avec la Russie. Son inspiration institutionnelle sera désormais européenne, avec l’accord d’association signé le 27 juin 2014. Son orientation économique gagnera cependant à rester multipolaire, car les échanges avec la Russie peuvent aider le pays à sortir de l’ornière.