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« Banlieues » et transformations du journalisme
Une marginalisation des journalistes de la question sociale au profit des « faits diversiers ».
Article mis en ligne le 26 juillet 2015
dernière modification le 22 juillet 2015

(...) Dans cet article, la sociologue Julie Sedel propose une analyse de l’organisation du travail rédactionnel, qui fait apparaître une marginalisation des journalistes de la question sociale au profit des «  faits diversiers  » : symptôme d’une redéfinition des pratiques journalistiques  [1]  ?

La position des banlieues dans la hiérarchie des rédactions

Si la «  banlieue  » ne constitue pas, dans tous les journaux ni à toutes les périodes, une spécialité journalistique, le vocabulaire employé pour caractériser le travail en banlieue – «   Terrain miné  », «  bizutage  » – renvoie bien à l’idée qu’elle ne fait pas partie des tâches les plus nobles à accomplir  [2]. Dans la plupart des journaux, ce sont ceux «   qui ont le moins d’expérience  » qui y sont envoyés. Or, parce qu’ils sont jeunes justement, ces journalistes n’ont pas la maîtrise du produit final, celui-ci étant souvent reformulé par la rédaction en chef.

Dans son étude de la rédaction de France  2, Jacques Siracusa a souligné que, de façon générale, les chefs définissaient l’importance d’une information, «  moins parce qu’ils ont les moyens d’abstraire une connaissance du terrain (ou des sources) que parce qu’ils occupent une position de définisseurs de perspective à appliquer au terrain » [3]. Ce principe se retrouve aux différents maillons de la production journalistique. Cela explique, au moins partiellement, qu’à 40  ans passés, couvrir «  la banlieue   » soit considéré comme un échec professionnel par beaucoup de journalistes [4].

La situation des «  banlieues  » dans les rédactions tient aussi à la hiérarchisation des spécialités journalistiques. Le prestige d’une rubrique étant associé aux caractéristiques de l’univers traité et des publics, il n’est guère étonnant de constater que les services dominants sont souvent ceux qui sont dédiés à la politique et à l’économie. Or, les quartiers d’habitat social de banlieue se singularisent par une faible concentration de capital économique, politique et culturel. Aussi, l’absence de profits matériels ou symboliques que les journalistes peuvent retirer de ces sujets et l’intériorisation des routines et des hiérarchies internes, éclairent-ils sur le «   désintérêt   » dont ils pâtissent en dehors des événements exceptionnels. (...)

Le découpage des rubriques et des services renvoie également à des principes de vision et de division du monde social particuliers. Les services «   Société  » regroupent une grande diversité de secteurs – le logement, la famille, l’immigration, la police, la justice, le sport, la science – permettant aux rédacteurs de faire valoir leur «  expertise critique  » autour d’une spécialisation d’ordre thématique  [6]. Les Informations générales ou faits divers regroupent ordinairement les départements Police, Justice. La position occupée par ces services dans la hiérarchie rédactionnelle varie en fonction des titres et des périodes. Par exemple, le service «   Société  » a longtemps été le fer de lance de Libération. Inversement, au Parisien, ce sont les informations générales qui constituent le service stratégique. (...)

Tout se passe comme si les spécialistes des faits divers incarnaient le pôle «   viril  », tant au regard des sources d’information (justice, police, cf. infra) que du vocabulaire et des pratiques utilisées. A contrario, les journalistes de la question sociale représenteraient plutôt les «  aspects “maternels”, protecteurs de I’État-providence  » [8] (au Parisien, le service «  Vivre mieux   » est surnommé «  le service des mamans   »). Aux premiers, la débrouillardise, le goût du risque, aux seconds, la distance, la compréhension.

C’est surtout à travers la façon dont les journalistes accèdent au terrain qu’ils se distinguent. Le fait d’entrer dans les cités HLM dans des circonstances particulièrement dramatiques et de recourir à des méthodes contestées, comme, par exemple, «  mettre le pied dans la porte  », caractérise les préposés aux banlieues, au prisme des «   faits divers  ». Les relations avec les populations sont d’autant plus difficiles que les sources des faits-diversiers (police et justice) ont tendance à ne percevoir ces lieux de vie qu’en fonction de la délinquance. Inversement, les journalistes qui travaillent hors des événements exceptionnels privilégient les élus, les associations et de façon générale, les acteurs qui participent de l’encadrement des classes populaires. L’accès au terrain y est moins un problème dans la mesure où l’information émane davantage de ces acteurs.

Le journalisme en banlieue  : un révélateur des transformations du métier  ? (...)

L’introduction des techniques de managements au sein des entreprises de presse, et en particulier dans les rédactions télévisées, particulièrement soumises aux impératifs d’audience, ont conduit les dirigeants à réduire la durée des reportages. Ce règne de l’urgence pousse les journalistes à recourir à une information délivrée clé en main par les institutions avec lesquelles ils travaillent, sans procéder à des vérifications élémentaires. Les exigences de réduction des coûts ont également poussé les rédactions à recourir aux «  pigistes   » (ils représentaient presque 20 % des détenteurs de la carte de presse  [9], tous supports confondus), ce qui, comme le souligne Erik Neveu, «  fait peser sur le journalisme une pression salariale à la baisse    » [10].

Ces contraintes, sur fond de dégradation des conditions de travail, poussent les journalistes à adhérer souvent «  par défaut  » au consensus
(...)

Tire également à conséquence la tendance au journalisme «  polyvalent  » disposant d’un savoir-faire lui permettant de traiter de sujets différents, au détriment d’un journalisme plus spécialisé. L’organisation du travail a en effet été marquée par une désectorisation et la mise en place de pools de journalistes moins spécialisés, en particulier dans les rédactions télévisées  [15]. Le journalisme en banlieue se caractérise par un important turnover empêchant les journalistes de connaître leur sujet, de se constituer et d’entretenir des relations sur le terrain et, ainsi, de se familiariser avec ces lieux et leurs populations. Parallèlement, on observe le fort recul d’un journalisme «   engagé  » au profit d’un modèle «  professionnel  », en même temps que la dimension technique du métier a pris le pas sur la dimension «  intellectuelle  » [16].

Ce processus de «  dépolitisation   » au sens de positionnement par rapport à un parti, à un syndicat (qui n’est pas réductible au secteur du journalisme) oriente le choix des interlocuteurs dans les quartiers d’habitat social, où les «  tranches de vie  » sont préférées aux analyses et aux discours de portée plus générale. Une façon, pour les journalistes, de conserver le monopole de «  l’interprétation des banlieues  »  ?