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Bernard Friot : « Nous n’avons besoin ni d’employeurs, ni d’actionnaires pour produire »
Article mis en ligne le 2 septembre 2018
dernière modification le 31 août 2018

Économiste et sociologue, Bernard Friot défend depuis de nombreuses années une alternative au capitalisme, théorisée à partir de son sujet de prédilection : la sécurité sociale. Contrairement au revenu de base, qu’il qualifie de « roue de secours du capitalisme », son « salaire à vie » (ou salaire à la qualification personnelle) s’inscrit autant dans une refonte complète de notre rapport à la propriété que dans une démarche de suppression de notre aliénation au marché de l’emploi. Car, pour Friot, cela ne fait aucun doute : nous travaillons tous, que l’on soit chômeur, étudiant, retraité ou… travailleur. Au sein de l’association Réseau salariat, dont il est cofondateur, il entend déconstruire boulon par boulon la « religion capitaliste » : il nous en dit davantage.

Dans l’une de vos conférences, vous affirmez que la France n’est pas un État laïc. Pouvez-vous nous expliquer en quoi le capitalisme est une religion, d’État qui plus est ?

La France est un État partiellement laïc et c’est heureux : la laïcité, en séparant l’État des religions, est une condition de l’émancipation populaire car les religions sont de puissants systèmes d’adhésion à la classe dirigeante. Mais, justement, il y a une religion qui, loin d’être séparée de l’État, y règne en maître : c’est la religion capitaliste. Entendons par là un ensemble très construit de dogmes, de croyances, de rituels qui font passer pour divine la violence des institutions du capital. Les dogmes sont construits par la prétendue « science économique », qui s’est imposée à l’université en excluant les hétérodoxes des postes de professeur et qui formate tout le discours des gouvernants et des médias. Plus la réalité infirme le dogme, plus il est raffiné — avec l’affirmation classique de toute religion : c’est parce que nous ne sommes pas assez fidèles au dogme qu’il n’informe pas encore suffisamment le réel !(...)

Dès l’enfance, nous entendons à la radio et à la télé le prêche des éditorialistes, qui nous rabâchent ad nauseam le même sermon : si vous n’êtes pas sages, vous irez en enfer (voyez : les Grecs n’ont pas été sages, ils sont en enfer). À la radio toujours, l’appel plusieurs fois par jour du muezzin qui, depuis le temple de la Bourse, récite le moulin à prières de la cote des titres financiers. Dès le collège, nos enfants sont régulièrement conduits dans des salons d’orientation où ils vont apprendre à appauvrir leurs désirs professionnels pour les conformer aux « exigences du marché du travail », un dieu particulièrement cruel. Puis il faudra aller régulièrement à confesse : auprès de conseillers de Pôle emploi et autres institutions du marché du travail pour examiner avec eux comment sortir du péché en améliorant notre employabilité, auprès du N+1 pour entretenir soigneusement notre incertitude sur la légitimité de notre présence dans notre emploi. À l’opposé, dans une pratique laïque de l’État, la loi ne doit être porteuse d’aucune de ces croyances et de ces rituels, leur expression doit être interdite dans les instances d’État et les services publics (mais autorisée bien sûr sur France Culture le dimanche matin parmi les autres croyances) ; la loi doit interdire leur obligation et garantir l’impunité pour ceux qui les refusent. Nous en sommes loin, le combat laïc a encore fort à faire.(...)

Quelles seraient les alternatives possibles à ces institutions aliénées au capitalisme ?

Mettre en évidence le déjà-là de ces alternatives est tout l’objet de mon activité de chercheur.(...)

Malgré la chape de plomb de la religion d’État, le mouvement populaire a commencé à construire une classe révolutionnaire qui s’est victorieusement opposée aux institutions du capital. Contre le marché du travail a été construit le salaire à vie des fonctionnaires et des retraités. Contre le salaire « prix de la force de travail », qui fait de nous des mineurs économiques ayant droit à du pouvoir d’achat, niés comme producteurs de valeur, la classe ouvrière a imposé le salaire à la qualification.(...)

la propriété lucrative réserve la propriété de l’outil de production à une minorité, qui exerce une dictature sur la majorité par le double chantage à l’emploi et à la dette. Les institutions de l’Union européenne, syndicat du capital, organisent depuis les années 1950 ce double chantage(...)

L’affrontement de la troïka au peuple grec ouvre aujourd’hui les yeux de certains de ces croyants, et cela en dépit de la mise en scène du jeu de rôles entre Hollande et Merkel et de l’incroyable propagande du clergé médiatique.(...)

la violence du capital exige en réponse la construction d’une autonomie populaire sur la base d’une production alternative à la production capitaliste, comme la classe ouvrière, avant son affaissement des 40 dernières années, a commencé à le faire. C’est de ces acquis — considérables — qu’il faut partir pour les généraliser.(...)

Le capitalisme ne repose pas sur la propriété privée des biens de production mais sur leur propriété lucrative, c’est-à-dire sur la contrainte faite aux non-propriétaires de présenter leur force de travail comme une marchandise sur un marché du travail, afin de produire des marchandises sous la dictature du temps et ainsi d’augmenter le patrimoine des propriétaires. Seul le travail vivant produit de la valeur — donc si un patrimoine procure un revenu, c’est forcément sur la base de cette extorsion du travail d’autrui dans la sphère de la production.(...)

Contre la propriété lucrative et à sa place, c’est une autre propriété qu’il faut continuer à construire pour la généraliser : la propriété d’usage.(...)

propriétaires d’usage ! Qu’est-ce que ça veut dire ? Que nous ne tirons aucun revenu de cette propriété, et qu’elle n’est transmissible que comme propriété d’usage.(...)

sans nécessité d’un quelconque apport autre que celui de son travail, et quand on la quitte, c’est sans autre enrichissement que celui d’une progression salariale, si on a pu passer une épreuve de qualification grâce à l’expérience acquise. Dans la même logique, la maison de famille, la ferme ou l’outil de travail d’un artisan sont transmissibles comme propriété d’usage, et uniquement comme propriété d’usage. Aucune accumulation individuelle et familiale ou collective n’est possible.(...)

Quand un chômeur dit qu’il ne travaille pas, ou qu’un retraité dit qu’il ne travaille plus, il y a, dans cet aveu que ce qu’ils font peut être utile mais ne crée pas de valeur, adhésion à la religion capitaliste, aliénation à la violence de rapports de classes qui permettent à la classe capitaliste de refuser de valider l’activité qui se déroule hors de l’emploi, dont elle a la maîtrise absolue. (...)