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« Boulots de merde ! Du cireur au trader » un livre de Julien Brygo et Olivier Cyran
« Boulots de merde ! du cireur au trader - Enquête sur l’utilité et la nuisance sociales des métiers » vient de paraître aux Éditions La Découverte.
Article mis en ligne le 5 octobre 2016

Comme l’indique le titre, les deux auteurs-journalistes, Olivier Cyran et Julien Brygo, sont allés enquêter sur le monde du travail en 2016. L’éventail est large, « Du cireur de chaussures au gestionnaire de patrimoine, du distributeur de prospectus au « personal shopper » qui accompagne des clientes dans leurs emplettes de luxe, de l’infirmière asphyxiée par le « Lean management » au journaliste boursier qui récite les cours du CAC 40 ». Lundimatin leur a posé quelques questions afin de comprendre leur démarche.

(...) Julien Brygo et Olivier Cyran : Notre intérêt pour la violence sociale qui se déchaîne dans le monde du travail ne date pas d’hier. C’est un terrain qu’on arpente depuis de longues années, à la fois de l’extérieur, en tant que journalistes, et de l’intérieur, en tant que précaires ou chômeurs directement touchés par la question. Il y a des enquêtes dans ce livre que nous avons entamées très longtemps avant que l’idée d’en faire un recueil nous effleure l’esprit. Les distributeurs de prospectus, par exemple, sur lesquels nous avons commencé à bosser en 2010 dans le cadre d’une « pige » pour France Inter. Ou les chasseurs de migrants du port de Dunkerque, dont le point de départ remonte à 2008, quand on faisait des enquêtes pour le défunt journal Le Plan B. Il y a d’autres sujets en revanche que nous avons choisi de traiter exprès pour ce livre, comme les effets dévastateurs du Lean Management à l’hôpital public, ou les « personal shoppers » des centres commerciaux de luxe. Le plus difficile, en fait, ce n’était pas de trouver des sujets ou des interlocuteurs, mais d’en laisser tomber la plupart.

Notre thématique était si vaste que nous avons dû faire une croix sur nombre de boulots de merde triple M qui auraient pu ou dû trouver leur place dans le bouquin. C’était ça, le crève-cœur. Nombre de reportages et d’entretiens que nous avons réalisés pour le livre sont restés sur le carreau, faute de temps et de moyens pour les mener jusqu’au bout – (...)

Lm : L’un des points forts de l’enquête, c’est que vous parvenez dans de nombreux cas à relier la condition quotidienne des « boulots de merde » à des lois ou mesures gouvernementales précises. Pouvez-vous, par exemple, nous expliquer le lien qu’il y a entre le rapport Combrexelle et la distribution de prospectus jetables ?

J.B.& O.C. : Jean-Denis Combrexelle est un cas intéressant. Voilà un type qui a été directeur général du travail pendant huit ans, de 2006 à 2014, qui durant toutes ces années-là avait donc pour fonction de veiller à l’application du code du travail et qui, et à la grande satisfaction de ses ministres de tutelle successifs, a fait l’exact contraire de ce pour quoi il était payé. Dans le livre, on raconte comment il a servi les intérêts du patronat du prospectus en validant l’arnaque de la préquantification du temps de travail, un régime dérogatoire qui permet aux industriels du secteur de payer leur main d’œuvre à un tarif largement inférieur au smic. C’est du pillage pur et simple, puisque les forçats qui te bourrent ta boîte aux lettres de publicités merdiques sont rémunérés non pas pour la durée effective de leur tâche, mais en fonction d’une durée fictive imposée préalablement par le patron. Résultat, des milliers de salariés parmi les plus vulnérables se font caviarder en moyenne un tiers de leur maigre salaire. C’est ce régime, pourtant invalidé par le Conseil d’État, que Combrexelle a remis en selle en signant deux décrets cousus sur mesure pour Adrexo et Mediapost, les deux géants du secteur. On ne dévoilera pas ici toutes les perfidies de la chose, ni tous les charmes du personnage. Précisons juste que nous avons rencontré Combrexelle et que notre entretien a été, disons, édifiant. (...)

Pour nous, c’était important de le mettre un peu en vedette, histoire de se rappeler que les mécanismes qui enfoncent les travailleurs dans la fosse des boulots de merde n’appartiennent pas seulement à un « système » désincarné, mais qu’ils sont actionnés par des types en chair et en os, aussi médiocres soient-ils. (...)

. Au CHU de Toulouse, où nous avons enquêté sur la mise en place du Lean Management, quatre membres du personnel infirmier se sont donnés la mort au cours de cet été. C’est très étrange qu’un laminoir managérial qui cause autant de souffrances soit aussi peu connu, aussi mal identifié, y compris par ceux qui en sont victimes. Elaborée dans les usines du groupe Toyota, puis améliorée dans les éprouvettes néolibérales du Massachusetts Institute of Technology (MIT), le Lean Management est une doctrine d’optimisation de la productivité qui consiste à essorer le salarié avec le sourire et avec son approbation. C’est l’astuce du truc : mettre en place tout un simulacre de dialogue et de consultation pour obtenir de la main d’œuvre qu’elle consente à l’impitoyable dégradation de ses conditions de travail. (...)

la souffrance ordinaire endurée par la majorité de la population active, dans les boîtes de sous-traitance comme dans les anciens fleurons du service public, dans les bureaux de poste comme dans les restaurants en passant par les guichets de Pôle emploi, cette souffrance-là n’intéresse pas grand monde. Ce désintérêt résulte en grande partie de la propagande quotidienne pour la « valeur travail » et le « plein emploi », du matraquage verbal et administratif infligé aux chômeurs soupçonnés de fraude et de désertion. Pour beaucoup de journalistes, il faut bien qu’il y en ait qui fassent le « sale boulot » de leur nettoyer leurs burlingues au petit matin. On a voulu remettre à leur place ces réalités sociales : 80 % du livre est consacré aux trimardeurs du bas, 20 % aux cols blancs. Loin de nous l’intention de minimiser le cafard des bureaucrates de l’économie capitaliste, mais on a choisi de ne pas oublier les conditions de travail autrement plus rudes de ceux que ces mêmes cols blancs réduisent à l’état de larbins. (...)

les boulots les plus valorisés et les mieux rémunérés sont aussi les plus merdiques en termes d’utilité sociale. À l’inverse, l’agente de nettoyage, l’infirmière toyotisée ou le postier précaire accomplissent une tâche éminemment utile à la collectivité. C’est parce que le mode d’exploitation capitaliste méprise cette valeur sociale qu’il rabaisse leur travail au rang de « boulot de merde » usant et sous-payé. Les métiers néfastes du gratin et les boulots low-cost des trimardeurs sont les deux facettes d’une même médaille.
(...)
L’une des caractéristiques des boulots socialement destructeurs, c’est qu’ils fournissent à ceux qui les exercent une extraordinaire variété d’arguments pour les rendre acceptables ou même attrayants à leurs propres yeux. C’est vrai pour le CRS comme pour le banquier. Dans notre chapitre sur les vigiles chargés de chasser les migrants dans le port de Dunkerque, les salariés se plaignent moins de leur travail lui-même, qui est pourtant atroce, que des conditions de grande précarité dans lesquelles ils l’exercent. Certains même tirent jouissance du petit pouvoir que cela leur confère. Notre point de vue, c’est qu’il faut prendre le temps de montrer l’extrême violence sociale d’un système économique qui pousse ses recrues à s’accommoder du plus sale des boulots : empoigner des exilés qui ne leur ont fait aucun mal, les traîner, les savater, les remettre aux flics. La différence du chasseur de migrants, par rapport au conseiller en optimisation fiscale, c’est que le premier sévit tout en bas de l’échelle sociale et s’est dégoté son job abject sur prescription de Pôle emploi, alors que le second pète dans la soie et a fait des études qui lui permettent de choisir son métier en connaissance de cause. Entre ces deux formes d’aliénation, il y a un continuum qui nous paraissait utile à explorer. (...)

nous se sommes pas des théoriciens. Abolition du salariat, participation, socialisation des tâches pénibles mais indispensables à la collectivité… tôt ou tard, il y a des chances pour que ces idées aujourd’hui inaudibles finissent par ressurgir et par s’imposer comme des solutions de bon sens. Pour l’instant, notre boulot, c’est de dresser un état des lieux aussi juste que possible, parce qu’il ne faut jamais cesser de raconter le monde contre lequel on se tape le crâne. Pour affûter sa lucidité en attendant que s’entrouvre une issue. (...)

De toute évidence, les logiques d’asservissement et d’atomisation du salariat rendent hautement acrobatique l’organisation de luttes collectives sur le lieu de travail. Dans les faits, le droit de grève a cessé d’exister pour une immense partie des travailleurs. Et ce ne sont pas les chômeurs, soumis à un contrôle de plus en plus étouffant, qui peuvent reprendre le flambeau, du moins pour l’instant. La mobilisation du printemps contre la loi Travail a montré que la colère sociale peinait à s’exprimer autrement que de façon sporadique ou symbolique. Et lorsqu’elle éclate malgré tout, elle est sauvagement réprimée par la police et conspuée par les médias dominants. (...)

La bagarre a beau se mener dos au mur, dans une partie trop inégale pour être gagnée, elle reste la seule réponse au besoin de dignité. Et ce besoin-là ne se laisse pas éteindre, même dans les secteurs où l’isolement et la vulnérabilité font le plus de ravages. En Grande-Bretagne, où le droit de grève est plus fantomatique encore que chez nous, des grèves sauvages épiques ont éclaté cette année, notamment chez les turbo-précaires de Deliveroo, la boîte ubérisée de livraison de bouffe, et chez les agents de nettoyage londoniens. Le lieu de travail n’est peut-être plus le socle de la contestation, mais c’est là que l’ordre social s’exerce avec le plus de violence, c’est donc là que s’éprouve au premier chef ce qui nous reste de rapport de forces.

Cela dit, on n’est pas compétents pour prophétiser des insurrections. Notre boulot, plus modestement, consiste à témoigner de ce cul-de-basse-fosse qu’est le marché du travail, avec juste assez de liberté pour espérer venger un peu ceux qui sont cloués au fond.