
Les centrales nucléaires françaises sont-elle sûres ? Basta ! a rencontré des techniciens qui travaillent ou ont travaillé dans leur centre névralgique : la salle de commande, et ses dizaines de circuits, diodes ou panneaux lumineux censés avertir du moindre problème. C’est de là qu’est surveillé le bon déroulement de la fission nucléaire, et que peuvent être activées les protections et dispositifs de secours en cas d’accident. Mais les centrales s’abîment, alertent ces agents EDF. Les objectifs de rentabilité et un management absurde ont affaibli les collectifs de travail et la transmission des compétences... Ils décrivent une situation inquiétante.
« Pour s’assurer que la réaction nucléaire reste sous contrôle, au franchissement de chaque pallier, les opérateurs doivent verrouiller manuellement un système de protection automatique du réacteur depuis le pupitre de commande », explique Louis, qui a travaillé pendant 20 ans en salle de conduite – le poste de contrôle des réacteurs.
Mais ce jour là, les deux opérateurs et les deux ingénieurs présents dans la salle de commande n’arrivent pas à activer le système de verrouillage manuel. Résultat : l’arrêt automatique du réacteur s’active, et l’équipe doit recommencer toute l’opération depuis le début. « Ils avaient bien lu dans le manuel de procédure qu’une rangée de diodes devait s’éteindre, mais ils ne l’ont pas vue. Parce qu’en salle de commande, il y a des dizaines de diodes et d’écrans. Les procédures se contentent souvent de descriptions chronologiques, qui ne mettent pas en relief les points les plus importants », commente Louis, encore incrédule.
En vingt ans, une profonde évolution des méthodes de travail
« La salle de commande, c’est un lieu de pouvoir, c’est clair. Et les ingénieurs sont excités de de s’y retrouver, estime Jean, qui a lui aussi travaillé plus de vingt ans à la conduite. Mais c’est surtout un lieu extrêmement technique. Il y a soixante circuits à connaître sur le bout des doigts. Et souvent les cadres ne les connaissent pas. Ça paraît complètement incroyable : le fonctionnement de la centrale, c’est quand même la base du métier ! » (...)
« Nous travaillions de manière très collective et très solidaire, ce qui nous a fait progressé très rapidement », confirme Jean. Les deux techniciens regrettent qu’à ces formations « in situ », et à ces échanges sur les pratiques aient succédé des méthodes de travail très procédurales. Citant les ingénieurs qui n’ont pas su assurer le redémarrage de la centrale, ils estiment que s’ils avaient préalablement observé un ancien à la manœuvre, en prenant le temps nécessaire à leur apprentissage, ils n’auraient eu aucune difficulté à actionner la protection.
Au nom de la performance économique, la maintenance amputée
Pour eux, comme pour plusieurs de leurs collègues, cette mise à distance de la technique s’est amorcée dans le courant des années 1990. « Il ont commencé à fermer les vannes en 1995, retrace Frank, passé par divers postes et aujourd’hui en charge de la gestion des équipes de conduite au sein d’une centrale. Il fallait donner une bonne image du bébé avant d’entamer la phase de privatisation (intervenue en 2004, ndlr). Ils ont donc arrêté la maintenance. Et on a commencé à bricoler. »
Le solide stock de pièces détachées dont dispose EDF pour maintenir ses centrales en activité fond comme neige au soleil. Les agents en sont réduits à faire durer les pièces le plus longtemps possible, et à s’accommoder de rafistolage. La maintenance des arrêts de tranche est déléguée aux sous-traitants. Et le choix de ces sous-traitants se fait souvent au moins disant. Avec l’arrêt de la maintenance, la formation des nouveaux agents EDF a peu à peu disparu. C’est en effet lors des chantiers d’entretien, parfois très complexes à mener, que beaucoup intégraient un savoir faire pratique que ni les formations théoriques ni les procédures ne peuvent entièrement formaliser. (...)
Sanctionné pour avoir refusé de redémarrer un réacteur
« Pendant les arrêts de tranche, on a l’impression que le seul risque qui importe à la direction, c’est de perdre du temps, lâche Frank. C’est leur obsession. Alors que la nôtre, c’est d’avoir une machine qui fonctionne et qui soit d’équerre quoi qu’il arrive. » « Il y a toujours eu dans le nucléaire cette idée selon laquelle "le temps, c’est de l’argent". Mais il était évident pour tout le monde qu’on ne pouvait pas redémarrer tant que ce n’était pas réparé. La direction était composée de personnes issues du technique, et le rapport de force nous était favorable », analyse Louis.
Il y a quelques années, Louis a été sanctionné, avec l’un de ses collègues, après avoir refusé de lancer le redémarrage d’un réacteur. Les conditions optimales de sécurité n’étaient, selon lui, pas réunies (...)
Prenons les piscines de stockage : elles ont été conçues pour que l’on n’atteigne jamais la masse critique de combustible : les assemblages d’uranium sont suffisamment éloignés les uns des autres pour qu’il ne puisse pas y avoir de réaction nucléaire. Ce qui fonctionne parfaitement avec de l’uranium enrichi à 3 %. Mais pour augmenter les rendements, on est passé sur du 4%. Et là, les risques de réaction nucléaire sont réels. Cela complique notre travail, et augmente le danger. »
Réorganisations permanentes et perte de repères
En même temps que le nucléaire se met à devoir cracher du cash, des changements majeurs, incompréhensibles pour les salariés, interviennent du côté de l’organisation du travail. « Ils ont ajouté des boucles de décision entre chaque service, illustre Louis. Par exemple entre la conduite et la chimie. » L’une des tâches quotidiennes de l’équipe de conduite consiste à remplir et vider les nombreux réservoirs à eau que contient une centrale nucléaire, où l’eau a un rôle essentiel : elle sert à transporter les calories, à modérer la réaction nucléaire, ou encore à protéger les travailleurs des radiations. « Pour savoir quel réservoir est disponible, on doit consulter les chimistes qui contrôlent la qualité de l’eau. Avant, on était en contact quotidien. On se parlait tout le temps. Maintenant, il y a une application informatique qui gère la chimie, et on apprend par ordinateur ce qu’on doit faire. Mais cela crée des distorsions de compréhension, et cela nous fait perdre un temps fou. »
Peu à peu, les moments d’échanges sur le travail et de réflexion collective disparaissent. (...)
D’après les agents, l’encadrement répète à l’envie qu’une organisation n’est pas faite pour durer, sans que personne ne comprenne exactement pourquoi. Comme si le changement organisationnel répondait à une loi inexorable de la nature. « Mais quand l’organisation change tout le temps, les gens passent leur temps à chercher leur place. Ils ne s’occupent plus du reste, alerte Luc. Comment se rendre disponible pour faire remonter une problématique qui vous inquiète, quand vous ne savez pas à qui vous adresser ? L’analyse critique devient un problème en soi, parce que vous ne pouvez pas la faire remonter. »
Affaiblir le pouvoir des agents issus du « métier »
Ceux qui persistent à avoir des attitudes interrogatives sont systématiquement dénigrés. (...)
« Un jour, un poste de chef s’est libéré, rapporte Louis. A notre grand étonnement, ils ont choisi le plus médiocre des quatre candidats. Celui que nous pressentions connaissait pourtant l’installation comme sa poche. Il aurait même pu être le directeur de la centrale. Il nous a semblé complètement absurde qu’il soit écarté. On a compris des années plus tard. Il incarnait ce que la direction voulait démolir : notre métier. Ils ne pouvaient pas privatiser EDF comme ça, d’un seul coup. On aurait mis la France dans le noir. Ils ont donc fait autrement ; ils nous ont attaqué là où on était forts, là où on était soudés, là où on avait le pouvoir : notre travail. »
« Si Kafka venait chez nous, il écrirait deux bouquins par trimestre »
Résultat de ces changements majeurs de gestion et d’organisation : l’installation s’abîme, au niveau matériel comme au niveau humain. (...)
Au-delà du désintérêt de ces missions et du mépris qu’elles représentent pour un salarié, le système n’est pas du tout sûr : « Le gars peut très bien cocher la case sans aller vérifier. C’est déjà arrivé », note Franck. Il y a aussi eu le programme OEEI, pour « Obtenir un État Exemplaire des Installations ». « C’était magnifique, ironise Jean. Ils ont décidé ça en 2005, réalisant que les installations s’abîmaient, quand même… Chez nous, ils ont tout repeint. Même des trucs qu’il ne fallait pas peindre. Avec les mécanos, les électriciens et les chimistes, on était atterrés. On se demandait si c’était une blague. Comme si une centrale, qui est avant tout une usine, devait ressembler à un salon de thé. »
« Quand un accident arrive, ce n’est jamais celui qui était prévu »
« Notre entreprise se casse la gueule, il faut être clairs là dessus. Mais on ne peut pas dire que c’est seulement à cause de l’organisation du travail. C’est délicat, parce que chacun de nous en fait partie. Du coup, quand ça ne va pas, on accuse les prestataires », déplore Louis. Ce fonctionnement atomisé, où chacun travaille de son côté sans se sentir responsable de quoi que ce soit, pose de vrais problèmes en matière de sécurité. « Le risque nucléaire est énorme, et on le sait. Enfin, nous, on le sait. Mais il faut pouvoir l’assumer collectivement. Ce n’est pas possible individuellement. Dans un cadre collectif, on peut gérer un accident beaucoup plus facilement. Parce qu’on se parle, on se connaît, on évalue au fur et à mesure ce qui se passe et ce qui peut être fait. »
Les techniciens regrettent que les cadres s’accrochent à des procédures, dans lesquelles ils semblent avoir toute confiance. « La surveillance est assurée par des gars qui suivent ce que disent des ordinateurs, ou des listings pré-établis. C’est n’importe quoi, proteste Louis. Quand un accident arrive, ce n’est jamais celui qui était prévu ou programmé. » (...)
« Ce que nous espérons, termine Frank, c’est qu’un jour ils n’arriveront tout simplement plus à redémarrer les centrales, faute de compétences. Et que le nucléaire s’arrête comme ça. Enfin ça, c’est le scénario optimiste. »