
Depuis plusieurs mois, l’hôpital régional de la principale ville du sud de l’Afghanistan est saturé. Huit à dix enfants y décèdent chaque jour de la famine. D’après l’Unicef, un million d’entre eux risquent de mourir de malnutrition cet hiver dans le pays.
Un chant d’oiseaux recouvre des psalmodies du Coran. Sous les arbres, près des brancards rouillés et des talibans maquillés de khôl qui montent la garde, fusil M16 à l’épaule, des hommes chargent un mort dans un taxi jaune. Encore un. Ils portent un turban autour de la tête et le traditionnel perahan tunban, une chemise ample jusqu’aux genoux sur un pantalon bouffant.
Quelques allées plus loin, des cris parviennent des urgences pédiatriques. Devant le rideau sale, un enfant vient de quitter le monde des vivants. Il n’avait pas cinq ans. Son père le croit en vie, lui parle. Barbe noire et cernes violettes, une blouse blanche le coupe : « Votre fils est décédé, on ne peut rien pour lui. » (...)
Abdul Maroof ne prend plus de pincettes pour annoncer l’indicible aux familles. Médecin à l’hôpital Mirwais de Kandahar, la deuxième ville d’Afghanistan, il est « épuisé ».
Vingt ans qu’il tente de sauver des gamins rendus squelettiques par la malnutrition, dans son pays, éclaté par les guerres, l’un des plus pauvres au monde qui bat les records de mortalité infantile. Mais depuis le retour au pouvoir des talibans, le retrait militaire des Occidentaux et surtout « leur blocus économique, humanitaire qui affame notre peuple », c’est l’hécatombe, « le cauchemar ».
Il ne compte pas. Plus. « On est dépassés, explique-t-il dans un mélange d’anglais et de pachto. On ne peut pas tous les sauver. On fait de notre mieux. Avec les moyens du bord. C’est-à-dire rien. On manque de tout, de lits, de personnel, de médicaments, d’oxygène. »
Mohammed Siddiq, le chef du service, compte : « En moyenne, huit à dix enfants meurent chaque jour. Hier, nous avons reçu plus de 300 patients. Aujourd’hui, aussi. C’est pire qu’en temps de guerre. Nous ne sommes pas équipés pour une telle cadence. Le froid achève de dégrader la situation. » (...)
Les chambres sont bondées et l’hygiène s’en ressent dans cet hôpital aux installations précaires et décaties, inauguré en 1996, l’année du premier régime de terreur des miliciens islamistes. Dans la grande salle des urgences, sous perfusion, masques à oxygène, deux à trois enfants, certains très mal en point, s’entassent sur les lits et autant de mères ou de grands-mères à leur chevet. Faute de place, plusieurs sont assises à même le carrelage.
Dans ces lieux, où le corps médical est quasi exclusivement masculin depuis que les talibans ont renvoyé les femmes dans les foyers, les pères sont persona non grata. (...)
Ici, on cache, oppresse les femmes encore plus qu’ailleurs, dans l’espace public comme intime, sous des burqas, dans des box fermés au restaurant, dans les coffres des taxis, dans les foyers en invoquant la stricte application de la loi de la charia. Pas question que les hommes croisent leurs regards, leurs cheveux. Et le soin des enfants leur est dévolu. (...)
. « Je n’ai plus de lait pour l’allaiter car on n’a plus rien à manger, nos repas se résument à du thé et du pain et je n’ai pas d’argent pour acheter du lait en poudre. » Harifa a la trentaine, elle vient de Spin-Boldak près de la frontière pakistanaise. L’hôpital de son district a fermé. Elle s’est débrouillée seule pour arriver jusqu’ici. Elle demande si on peut l’aider financièrement, répète « dollars, dollars » comme les mendiants dans les embouteillages en nous tirant par la manche. (...)
Plus de 2 000 structures de santé fermées
D’après la Croix rouge internationale (CICR), qui soutient depuis sa création cette antenne chirurgicale, la seule de tout le sud du pays, plus de 2 000 structures de santé ont baissé le rideau à travers l’Afghanistan et des dizaines de milliers d’employés de santé dont un tiers de femmes ne reçoivent plus de salaire ou ont été contraints de cesser le travail. (...)
« Nous subissons les conséquences concrètes du gel de l’aide internationale et des avoirs afghans », dénonce Mohammed Siddiq en rappelant les fonds bloqués par la Banque mondiale, le Fonds monétaire international (FMI) et les 9,5 milliards de dollars gelés par les États-Unis, soit la moitié du produit intérieur brut de l’Afghanistan en 2020.
« Notre hôpital vit des subventions des ONG étrangères qui n’ont elles-mêmes plus d’argent car elles reposent sur ces subventions internationales !, poursuit le médecin. Alors que l’activité de l’hôpital explose, nous n’avons aucune aide supplémentaire de la Croix-Rouge ou de Médecins sans frontières. »
« C’est le peuple afghan, notre jeunesse, l’avenir du pays, qui paient les sanctions, pas les dirigeants talibans. C’est criminel de couper du jour au lendemain l’aide internationale à un pays qui en dépend depuis des décennies. Regardez nos enfants, montrez-les, ils n’ont rien à manger car leurs familles n’ont plus rien, plus de travail, plus de salaire », renchérit un jeune infirmier qui prend la température d’un nourrisson aux os saillants. (...)
Partout, la même détresse, le même cycle tragique. La pauvreté. La faim. Le dénuement. De Kandahar à Hérat, des montagnes reculées de Bâmyân à Kaboul, la capitale.
« Je n’ai connu que la guerre dans cet hôpital, j’y travaille depuis dix-huit ans. Nous devrions souffler aujourd’hui puisque la paix est revenue. Eh bien non, c’est pire », soupire le chef des urgences pédiatriques. Il a un message à faire passer : « Envoyez de la nourriture. »
D’après l’Unicef, 3,2 millions d’enfants vont souffrir de malnutrition sévère cet hiver. Un million d’entre eux risque d’en mourir. À l’hôpital de Kandahar, le ballet des cercueils dans les taxis jaunes sous le chant des oiseaux a commencé depuis longtemps.