
Ton caustique, indépendance d’esprit, exigence dans le choix des sujets [1], informations de première main, interviews des grands de ce monde conduites de manière incisive voire insolente... Les ingrédients de base de Cash investigation en font une émission d’enquête audacieuse dans l’univers connivent et standardisé de la télévision française [2].
Pour autant, l’émission ne semble pas à l’abri de manquements à son propre cahier des charges… Accident ou exception confirmant la règle, le dernier documentaire en date déçoit, à l’aune des précédents épisodes. Diffusé le 2 octobre, « Formation professionnelle, le grand détournement », reprend ainsi avec désinvolture nombre des recettes les plus éculées de l’enquête télévisée. (...)
« Sur dix dossiers que l’on reçoit, il y en a cinq qui sont bidons. Mais on n’y voit que du feu ! », affirme avec une rare liberté de ton ce fonctionnaire de la Direction régionale du Travail d’Ile-de-France, chargé d’enregistrer les déclarations d’activité des organismes de formation nouvellement créés. Sans se douter que derrière le soi-disant fondateur d’une école de journalisme, se cache Benoît Bringer, auteur du documentaire sur la formation professionnelle pour le compte de Cash investigation.
Brandie comme un scoop retentissant par la présentatrice de l’émission, Elise Lucet [4], cette séquence pose un double problème. Le premier tient à la protection des sources, l’un des piliers de la déontologie journalistique. Bien que flouté à l’image – sa voix est également tronquée –, ce fonctionnaire de rang subalterne a été facilement reconnu par sa hiérarchie d’après nos informations. Avec les conséquences qu’on imagine pour la suite de sa carrière. Les réalisateurs de Cash investigation auraient très bien pu conserver cette séquence, en prenant soin de ne pas préciser dans quelle région travaillait le fonctionnaire. L’identité de ce dernier serait ainsi demeurée secrète. (...)
Omniprésents à l’écran, les enquêteurs de Cash investigation prennent plaisir à se mettre en scène en train de titiller les « puissants ». (...)
Stages fictifs, dérives sectaires, opacité du financement, formation des élus politiques... Patchwork indigeste et tape à l’œil, l’émission mélange l’anecdotique – l’infiltration de quelques organismes de formation par des sectes –, survole l’essentiel – une certaine collusion entre organisations patronales et syndicales, méconnue du grand public –, et s’achève sur un tunnel de vingt minutes totalement hors sujet : les stages réservés aux militants politiques, sans aucun rapport avec la formation professionnelle, régie par le Code du travail. (...)
Énoncés sur un mode faussement subversif, les « scoops » de l’émission épousent l’agenda des « réformes » du gouvernement [10]. Quitte à surjouer l’indignation (...)
Or sous couvert de dénoncer d’inadmissibles abus, Cash investigation relaie en réalité le discours ambiant... L’émission réclame une déconnexion de la formation professionnelle du financement des syndicats patronaux et de salariés ? Cette disposition figurera justement dans un projet de loi prochainement débattu par le Parlement. À la demande du ministre du Travail.
Soyons juste, tout n’est pas à jeter dans cette enquête sur la formation professionnelle. Une séquence au moins vaut le détour. Où le téléspectateur apprend que le syndicat des patrons de petites et moyennes entreprises, la CGPME, a payé 678 000 euros pour la conception d’un portail internet dédié à la formation professionnelle. Pour le plus grand profit d’une agence de communication, chargée de concevoir, d’animer, et d’assurer la maintenance de « laformationpro.com ». Malgré les sommes englouties, le site s’arrête au bout de trois ans seulement. Avec une franchise déconcertante, le président de la CGPME Jean-François Roubaud admet avoir choisi l’agence sans passer d’appel d’offres. Au motif que le patron des petits patrons faisait confiance à cette entreprise, avec laquelle il avait « l’habitude de travailler »... Un beau moment de télévision obtenu à la loyale, sans caméra caché ni gesticulation humoristique. (...)
Loin d’une enquête en bonne et due forme, ce numéro de Cash investigation avait au contraire tous les travers d’un reportage bâclé et mal informé, s’attaquant en toute légèreté et avec une grande confusion à un enjeu d’intérêt général.
12 décembre :Réponse du réalisateur du documentaire sur la formation professionnelle (« Cash investigation », France 2)