
Dès sa nomination comme présidente d’Arte, en 2011, Véronique Cayla lance « 28 minutes ». Vitrine d’une nouvelle grille moins austère, l’émission participe d’une stratégie visant à faire oublier l’élitisme désincarné des premières années de la chaîne franco-allemande. (...)
« Le discours dominant de "28 minutes" y est celui du centre-gauche », résume une intervenante invitée sur le plateau à plusieurs reprises, sous couvert d’anonymat. En harmonie avec la ligne éditoriale d’Arte, l’émission se veut plutôt progressiste, au sens sociétal du terme, c’est-à-dire relativement empathique avec les réfugiés ; raisonnablement favorable aux causes féministes et antiracistes ; écologiste avec modération ; adepte d’un social-libéralisme à visage humain en économie ; fédéraliste et libre-échangiste en matière de construction européenne ; alignée sur l’occidentalisme philo-américain à l’international, du moins avant l’élection de Donald Trump. Autoproclamée camp du bien et de la raison, cette république des sachants exclut les tristes tropismes extrémistes, de droite et surtout de gauche. Sur le plateau de « 28 minutes », courtoisie et distinction sont de rigueur. (...)
Sans surprise, le visionnage de deux mois d’émission, de mi-octobre à mi-décembre 2024, confirme l’appartenance de l’écrasante majorité des invités – et de leurs intervieweurs – aux CSP+, tendance cadres et professions intellectuelles supérieures. Parmi ces spécialistes ou « clubistes » – l’appellation des invités des vendredis et samedis –, on compte 41 journalistes, la profession la plus représentée, suivie par les chercheurs, enseignants, essayistes ou consultants. Quelques hommes politiques et 3 diplomates – bien peu pour un programme axé sur l’international – complètent le tableau.
Survalorisées, ces « professions intellectuelles supérieures » forment un bloc bourgeois sociologiquement homogène. Même si une poignée d’entre eux s’écarte de la doxa politico-économique, leur vision du monde épouse peu ou prou les intérêts de la classe dirigeante. À l’inverse, les militants syndicaux et associatifs sont quasiment absents, et avec eux les aspirations légitimes à bâtir des alternatives à l’ordre économique et social dominant. Sur la période de référence, 4 responsables syndicaux furent invités, dont 2 issus du monde agricole.
Tout se passe finalement comme si les concepteurs de « 28 minutes » rechignaient à se colleter avec le réel, et notamment avec ceux qui remettent en cause le monde tel qu’il va. Résultat : « 28 minutes » semble faire peu de cas du pluralisme et reste souvent prisonnier de partis pris récurrents sur un certain nombre de marottes : Poutine et la Russie, Mélenchon et La France insoumise, et à un moindre degré d’intensité, Israël et la Palestine. (...)
Les gentils et les méchants
Le traitement de l’information internationale, notamment, s’illustre par une certaine tendance à la simplification et au manichéisme. (...)
Que la Russie et ses affidés lancent des cyberattaques de grande ampleur, se livrent à des opérations de sabotage ou s’ingèrent dans les affaires électorales de pays ayant appartenu à la sphère d’influence soviétique, ne fait pas de doute. Que le régime ultra-nationaliste et belliciste de Vladimir Poutine soit responsable de la mort de centaines de milliers de militaires et de civils en Ukraine relève du constat factuel. Mais peut-être que les journalistes de « 28 minutes » devraient prendre conscience que cet État et ce dirigeant sont loin d’avoir le monopole des manœuvres de déstabilisation et encore moins des crimes de guerre.
En la matière, l’État israélien peut être crédité d’un bilan impressionnant. Cependant, entre mi-octobre et mi-décembre, aucune séquence de « 28 minutes » n’a ciblé Israël avec autant de véhémence que la Russie. Les interventions extérieures et les crimes de guerre de Tel-Aviv sont légion, pourtant. À l’instar de Vladimir Poutine, le Premier ministre israélien, Benyamin Netanyahou, fait l’objet d’un mandat d’arrêt émis par la Cour pénale internationale. Mais lorsque « 28 minutes » aborde le conflit opposant Israël aux Palestiniens, le ton des débats se veut plus « neutre » et nettement moins sarcastique. Ni méchanceté ni gentillesse, mais plutôt « équidistance », c’est-à-dire, généralement… une inclination pro-israélienne. (...)
Aux côtés d’Élisabeth Quin du lundi au jeudi, Benjamin Sportouche pose des questions inspirées de la propagande israélienne, laquelle accuse l’ONU de partialité propalestinienne, tendance Hamas. Auprès d’Anne-Lorraine Bujon, il s’enquiert des soutiens à Tel-Aviv : « Israël est vraiment isolé à l’ONU sur la décision d’interdire l’UNRWA ? ». À l’attention de Zyad Limam : « 9 employés soupçonnés de complicité avec le Hamas, est-ce que ça ne justifie pas la décision d’Israël ? ». Après avoir mis en exergue une citation de Francesca Albanese, rapporteuse spéciale de l’ONU sur la situation des droits de l’homme dans les territoires palestiniens – « Israël a pour objectif l’expulsion complète ou l’éradication des Palestiniens de leurs terres. » –, le journaliste de « 28 minutes » enchaîne : « Est-ce que ce genre de déclaration est nécessaire ? Est-ce qu’elle n’enflamme pas une situation qui l’est déjà suffisamment ? Est-ce que l’ONU est dans son rôle ? » À l’unisson de la propagande israélienne, il insinue ensuite un prétendu parti-pris propalestinien du secrétaire général de l’ONU, Antonio Guterres : « Guterres n’a pas de prise de position personnelle ? ».
Une semaine plus tôt, Sportouche et Élisabeth Quin multipliaient déjà les questions soupçonneuses sur Guterres, en raison de sa participation au sommet des Brics+ [4] dans la ville russe de Kazan (...)
Haro sur Mélenchon
Au moins les invités de « 28 minutes » expriment-ils en général un certain pluralisme intellectuel, qui contrebalance quelque peu l’orientation monolithique des intervieweurs. Les idées progressistes, y compris critiques du néolibéralisme, ont droit de cité, ce qui n’est pas si fréquent dans le paysage audiovisuel français.
Intellectuellement proche de la « gauche » dite modérée – voire tendance « Franc-Tireur » pour certains –, l’équipe de « 28 minutes » entend mener volontiers la lutte (asymétrique) du « cercle de la raison » contre « les-extrêmes ». Si l’extrême droite est quasi-absente parmi les intervenants, hormis chez les « clubistes » du vendredi et du samedi, la rédaction sort volontiers le carton rouge contre La France insoumise et Jean-Luc Mélenchon. (...)
En écho à ce jeu de massacre, le « clubiste » Paul Melun – qui dispose aussi d’un rond de serviette sur les plateaux de CNews – tire les fils de la « théorie » vallsienne des deux gauches « irréconciliables » : l’une réformiste et par conséquent « raisonnable », l’autre radicale, dont Jean-Luc Mélenchon serait « devenu le démiurge »… « alors qu’il a été réformiste Jean-Luc Mélenchon, il a été secrétaire d’État du gouvernement Jospin » [ministre délégué en fait], renchérit Renaud Dély, pleinement en phase. « Jean-Luc varie, fol qui s’y fie », abonde Paul Melun. L’essayiste lâche ses coups, sans être à aucun moment recadré ou tempéré par ses collègues de plateau, dont les sourires traduisent la complicité. (...)
Autre figure de l’éditocratie allergique au chef des Insoumis, et habitué de « 28 minutes » : Jean Quatremer. L’inamovible correspondant de Libération à Bruxelles manque rarement une occasion de vitupérer la galaxie LFIste. Chouchou de Renaud Dély, intervenant le plus régulier sur la longue durée, ce dernier a toujours le mot pour rire quand il présente son vieux complice aux téléspectateurs. « Et un homme, en voici un. Jean Quatremer, vous confirmez ? ». « Je confirme », s’amuse ce macroniste militant [6]. (...)
Ces invités récurrents, bien épaulés par une équipe de présentateurs sachant à merveille jouer leur rôle de chien de garde de l’ordre établi, font de « 28 minutes » un haut-lieu du conformisme intellectuel et politique qui caractérise les médias dominants. Et pourtant, c’est aussi l’une des très rares émissions du paysage audiovisuel à faire exister un certain pluralisme en invitant, parfois, des économistes hétérodoxes, des syndicalistes de transformation sociale ou des intellectuels critiques – Agnès Levallois, vice-présidente de l’Iremo, spécialiste du Proche-Orient, autrice du Livre noir de Gaza, intervient ainsi régulièrement.
Pluralisme prudent, donc, à défaut d’indépendance éditoriale ? Rappelons que l’émission « 28 minutes » est produite par la société KM Production, qui appartient au groupe Banijay, dont l’actionnaire principal [7] est le milliardaire Stéphane Courbit, 51e fortune française en 2024 d’après Challenges. Vous avez dit « service public » ?