
« L’homme est un animal narratif. » Il est peu probable que le cinéaste Guillermo del Toro avait l’affaire Grégory Villemin à l’esprit lorsqu’il twitta ces quelques mots. C’est pourtant une conclusion qui s’impose après le visionnage des cinq épisodes de Grégory, la série documentaire Netflix consacrée au fait divers hexagonal le plus marquant de la fin du siècle dernier.
(...) L’enquête n’est pas une fin en soi mais le levier d’une aliénation générale qui va ancrer le fait divers dans l’inconscient collectif. Plus le mystère est opaque, plus le besoin de savoir devient compulsif (...)
De fait, c’est lorsque l’opinion publique s’empare de la frustration inacceptable appartenant aux parents (ne pas connaître l’identité du meurtrier) que la fiction apparaît pour combler le manque laissé par l’échec des investigations.
En quête de mal
Très vite, on comprend que la connaissance préalable des faits ne sera que secondaire dans le processus d’implication du public. Les événements sont relatés par certains des acteurs de l’affaire (on y croise le journaliste Denis Robert, le photographe Jean Ker, les avocat·es des différentes parties...), dont les souvenirs comptent autant que la scénographie très travaillée dans laquelle ils livrent leur témoignage. Marchand assume de mettre leur parole en scène pour en extraire un sens et un impact qui dépassent les mots prononcés. Une démarche de cinéaste au diapason d’une affaire dont l’aura tient au moins autant aux faits qu’aux symboles qu’elle charrie.
Le cinéaste Antoine Raimbault partage cette vision : « Il y a peut-être quelque chose qui tient du mythe dans les mystères criminels : des victimes sacrifiées, des familles dévastées, des monstres désignés... Et puis ici la rivière, la forêt, le village, la rumeur... Comme autant d’archétypes... De quoi s’identifier et projeter tous ses fantasmes. »
Il y a donc quelque chose de purement viscéral qui est pris à partie par le décorum de l’affaire Grégory, et Marchand s’applique à en faire résonner l’écho chez les spectateurs et spectatrices. (...)
Tourner un documentaire comme une fiction pour mieux démont(r)er l’emprise : la mécanique est implacable, et met en exergue la façon dont l’hystérie générale prend progressivement le dessus sur tout. D’abord sur les besoins de l’enquête et sur l’intégrité du processus judiciaire, précipité vers des territoires sombres dont nous ne sommes toujours pas revenus.
« L’affaire dite du petit Grégory est probablement l’un des plus grands fiascos judiciaires que l’on ait connus en France, confirme Antoine Raimbault. Elle a sans doute constitué un tournant, et peut-être même ouvert la boîte de Pandore marquant la mort annoncée du secret de l’instruction et le début de la dangereuse collusion entre le judiciaire et le médiatique. »
L’asservissement à l’image
Dès lors que la fiction prend le pas sur le reste, ses codes se substituent aux règles de l’instruction. Notamment lorsque les personnes clés en oublient leur fonction, et se transforment en personnages de l’histoire qu’ils contribuent à écrire.
Chacun joue son rôle dans la dégringolade générale (...)
tout le fil rouge dramatique de la série et la vocation humaniste du cinéaste tient ainsi dans ce mantra : redonner la parole aux victimes pour mieux restituer l’intégrité de leur propre récit. C’est ainsi que s’ajoute une troisième histoire à Grégory, après la mort de l’enfant et le processus d’aliénation médiatique ayant abouti au naufrage que l’on sait : la résistance hors du commun d’un couple qui a traversé l’adversité la plus délirante.
Il faut voir à ce titre l’ultime apparition médiatique des époux Villemin qui ponctue la conclusion de la série. Enfin blanchie par la justice pour elle, libéré de prison pour lui. Ils sont assis face au présentateur, mais pourtant ils se tiennent bien debout, toisant avec la hauteur des survivants ce système qui a bien failli les détruire. Il y a un goût de revanche assez satisfaisant dans cette vision de l’être humain reprenant ses droits sur le spectacle dont il a été l’acteur non-consentant. Une machine implacable qui pourtant, en dépit de toute logique, n’a jamais réussi à briser le lien du couple, seule source de lumière dans la noirceur généralisée.
Disons-le : derrière les signes extérieurs de la série noire et du fait divers sensationnaliste, Grégory est aussi une histoire d’amour déchirante comme on n’ose plus en tourner. La réalité peut aussi défier la fiction sur ce terrain-là.