
Aujourd’hui, stocker les céréales demande de grandes quantités d’énergie, voire de pesticides. Pourtant, jusqu’à la fin du XVIIIe siècle, les paysans savaient les conserver sous terre, sans oxygène. Une technique que des archéologues tentent de reconstituer.
Reconnaissons-le, le site n’est pas très impressionnant. Il consiste essentiellement en une série de cinq fosses. En plus, ce ne sont même pas des vestiges anciens… ce sont les archéologues eux-mêmes qui les ont creusées ! Sous le soleil encore vif de début octobre, pendant que certains s’affairent à un atelier torchis pour boucher le premier orifice, d’autres déversent de la terre dans le deuxième, tandis qu’une équipe se prépare à remplir un troisième de céréales. Nous sommes ici sur un chantier d’archéologie « expérimentale ». Dans le sol de ce terrain situé à Alénya, non loin de Perpignan, dans les Pyrénées-Orientales, cinq silos ont été creusés afin de comprendre comment les céréales y étaient stockées. Une entrée étroite et circulaire, des parois concaves, un fond plat et large : ils ont, en quelque sorte, la forme d’abat-jours et peuvent contenir chacun 600 litres de denrées alimentaires. (...)
Certaines sources retrouvées par les chercheurs affirment que le grain pouvait, grâce à cette technique, être conservé jusqu’à sept ans, et garder ses qualités nutritives et germinatives. Ainsi, à des époques où les flux du commerce de céréales étaient moins développés qu’aujourd’hui, cela permettait d’accumuler les bonnes années, afin d’anticiper les mauvaises. Probablement que la capacité à conserver une récolte un an et plus était une question de survie. « On veut reconstituer ce savoir-faire paysan multimillénaire », poursuit le chercheur.
« C’est très difficile pour nous, on ne trouve que des fosses vides ! »
L’idée de cette expérience est née du regroupement d’archéologues de la région spécialisés dans le Moyen-Age. Parmi les points communs entre les sites étudiés : l’omniprésence de ces silos, en périphérie des villages, mais aussi sur plusieurs grandes aires d’ensilage regroupant jusqu’à quelques milliers de fosses. « Sur le pourtour méditerranéen français, le Moyen-Age est un peu “l’âge d’or” de cette technique », précise Eric Yebdri.
Ces découvertes ont suscité beaucoup de questions (...)
Tout l’enjeu est d’obtenir un milieu dit « inerte » ou « anaérobie », c’est-à-dire sans oxygène. Appelé à la rescousse par les archéologues, Francis Fleurat-Lessart, chercheur retraité de l’Inra (Institut national de recherche agronomique) et spécialiste du stockage des céréales, explique le processus : « Quand le silo est bien étanche, le grain se met à respirer légèrement, consomme l’oxygène et produit du gaz carbonique. Au bout d’un mois ou deux, l’atmosphère est dite inerte. Mais si le transfert d’humidité est trop important, l’inertage n’a pas le temps de se faire et il y a un risque que les moisissures se développent. » (...)
Pour lui, cette technique a deux avantages : « Elle ne nécessite ni énergie ni insecticides — dont on retrouve les résidus dans nos assiettes, et en particulier dans le pain complet. » Le silo souterrain permet de refroidir le grain naturellement. « Quand on récolte le blé, il est aux alentours de 30 °C, la température idéale de développement des insectes. On est obligé de le ventiler pour le refroidir. Le stockage sous-terrain permet de le stabiliser à une température de 15 °C, suffisante pour éviter les insectes », nous apprend-il. À l’époque où elle était encore utilisée, cette méthode nécessitait moins d’efforts que le stockage en grenier, demandant de sans cesse remuer le grain.
Jacques Baboulène, le paysan bio qui fournit la céréale nécessaire à l’expérience, confirme. S’il n’utilise pas de pesticides, il doit quand même refroidir : « Je mets le grain dans des silos métalliques et je ventile, pour éviter que les parasites se développent. C’est très dispendieux en énergie, et soumis au fait qu’elle n’est pas chère. »
L’avenir du stockage des céréales ? (...)
aujourd’hui, aucune technique n’est vraiment satisfaisante, soit du point de vue écologique — utilisation d’énergie et de pesticides, soit du point de vue économique. Quant à conserver du blé plusieurs années, c’est techniquement faisable, mais pas du tout rentable : « Dès que la température remonte l’été, il faut de nouveau ventiler et utiliser de grandes quantités d’énergie. Israël ou la Chine le faisaient pour constituer des réserves stratégiques, mais ils ont arrêté il y a une dizaine d’années », raconte l’agronome. (...)
« Si on comprend comment ça fonctionne, on pourrait le reproduire, non pas en silos enterrés, mais avec des technologies modernes », ajoute Francis Fleurat-Lessart. Même les archéologues espèrent ne pas répondre qu’à des questions historiques : « On nous dit souvent “vous les archéologues, vous êtes dans le passé”, mais on peut avoir des solutions très pratiques à des problèmes contemporains très concrets », croît Eric Yebdri.