
L’attentat commis contre Charlie Hebdo par des djihadistes se revendiquant d’Al Qaïda au Yemen, les soutiens que le journal a reçus – dont le nôtre – et les réactions multiples flirtant parfois au concours du plus consensuel [1], du plus cocasse [2] ou du plus radical [3], sont une occasion pour nous, Acrimed, de revenir brièvement sur nos rapports avec l’hebdomadaire.
L’histoire, on commence à la connaître, débute en 1992 [4] quand Charlie Hebdo renaît de ses cendres plus de dix ans après sa disparition, faute de lecteurs. Une (bonne) partie de l’ancienne équipe relance le journal derrière Philippe Val et Cabu. Durant sept années, Charlie Hebdo combat le Front National [5], devient compagnon de route d’Attac et contribue à relayer la critique les médias. Philippe Val rédige un article à la gloire de l’essai de Serge Halimi, Les nouveaux Chiens de garde, Luz se moque chaque semaine de Bernard-Henri Lévy, le journal soutient le film « Pas Vu Pas Pris » de Pierre Carles, Charb conçoit l’affiche de « Enfin pris ? » du même réalisateur, etc. Pour faire simple, même si nos styles différaient, nous étions proches de Charlie Hebdo.
À partir de 1999, les rapports se tendent : une partie de l’équipe du journal soutient l’intervention militaire au Kosovo, ne voyant pas le matraquage médiatique qui est fait… Puis surtout, l’hebdomadaire est en train de devenir « le journal de Philippe Val ». Même s’il ne fait pas l’unanimité au sein de la rédaction, ses prises de position (soutien de Daniel Cohn Bendit, rapprochement avec Bernard-Henri Lévy, défense du « oui » pour le Traité constitutionnel européen…) ont un écho retentissant dans les médias [6], et Acrimed, Le Monde Diplomatique, PLPL [7] et l’Observatoire Français des Médias – OFM - (qui n’existe plus aujourd’hui) deviennent ses cibles occasionnelles.
Ainsi, Philippe Val se charge de l’épuration de l’Observatoire Français des Médias après avoir considéré Internet comme « la Kommandantur du monde ultra-libéral ». Entretemps, l’autoritaire rédacteur en chef avait interdit à ses dessinateurs de faire des piges dans le journal satirique CQFD. Lentement, l’ancien comparse de Patrick Font est devenu le porte-parole systématique et tonitruant des barons des médias, et affirme, sans complexe, que « la critique radicale des médias est l’alliée du grand capital », tout en multipliant les bourdes navrantes sans s’excuser...
Comme nous l’écrivions en 2008, « la normalisation du journal s’accompagne d’une réorientation de la ligne éditoriale
. Celle-ci prend pour cibles prioritaires l’islamisme et le mouvement de contestation de la mondialisation libérale, généreusement amalgamés. Cette dérive a été renforcée avec l’arrivée en force de Caroline Fourest et Fiammetta Venner, toutes deux en lutte contre "l’islamo-gauchisme". » Prenant souvent des libertés avec les faits, le duo contribue, en 2009, à une virulente campagne de pures calomnies contre Jean Ziegler. L’absence de déontologie de Fiammetta Venner est même sidérante. Nous pouvons relire, par exemple, la façon dont, en 2004, elle lance une rumeur au sujet de la prétendue venue de Youssef al-Qaradhawi, un « théologien qui approuve les attentats kamikazes et veut en finir avec les juifs », au Forum Social Européen. Fiammetta Venner, toujours animée par cet amour de la vérité, affirme même l’inconcevable : que Acrimed a pris « fait et cause pour Meyssan. »... Sans preuve, évidemment.
Avec « l’affaire » des caricatures de Mahomet (8 avril 2006), l’hebdomadaire s’est retrouvé au cœur d’une polémique houleuse sur la liberté d’expression, sur la portée et l’opportunité de cette publication, puis de débats récurrents sur l’islamophobie voire le racisme supposés de Charlie Hebdo. Sur ces questions, divisant parfois la gauche et même la gauche de gauche, il était difficile à une association comme la nôtre de prendre une position qui fasse consensus – s’agissant en particulier d’évaluer le sens d’un dessin satirique.
Un fait, cependant, méritant une condamnation sans ambiguïté, a marqué notre rapport critique à l’égard de l’hebdomadaire : le licenciement abusif de Siné... (...)
En définitive, malgré notre éloignement et nos critiques, nous gardons en mémoire les places qu’ont occupées dans l’histoire de la presse les dessinateurs Cabu et Wolinski. Ils étaient les deux derniers survivants des premiers Hara Kiri (Willem, Delfeil del Ton ou Siné encore vivants, les ont rejoints plus tard)… Nous n’oublions pas non plus le ton acerbe et longtemps sardonique de Charb, qui, pour certains d’entre nous, avait été un ami [8]. Enfin, Oncle Bernard (Bernard Maris), Honoré et Tignous, avaient, durant des années, accompagné nos combats au sein du mouvement altermondialiste.
Désormais, nous relirons Charlie Hebdo… et, le cas échéant, nous le critiquerons.