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le Monde Diplomatique
Citoyenneté, un mot galvaudé, des espoirs intacts
Article mis en ligne le 22 avril 2017

Extraordinaire conquête dans un XVIIIe siècle monarchique, la démocratie ressemble à un monument inachevé dont l’architecte aurait disparu. La représentation politique tourne à vide, l’abstention aux élections augmente, la crise sociale fragilise le citoyen… Un retour sur l’histoire et sur quelques concepts-clés permet de repérer les fissures, dans la perspective de travaux de rénovation.

Aliénée par le « triangle de fer (1) » que constitue l’alliance des dirigeants politiques, économiques et médiatiques, divisée par cette « haine de la démocratie (2) » qui sépare les citoyens se tenant à l’intérieur du « cercle de la raison » libérale de ceux qui en sont exclus, limitée non plus seulement par les Constitutions, mais par les « contraintes extérieures » de la mondialisation, la souveraineté populaire semble n’être plus qu’une source de légitimité parmi d’autres. Si cette dépossession démocratique a été possible, c’est que les formes instituées de la citoyenneté — cet instrument de la souveraineté — n’étaient pas assez armées pour s’y opposer. La délégation de pouvoir constitutive des démocraties ne permet aux citoyens de contrôler leurs représentants qu’a priori, sur un programme politique, et a posteriori, sur un bilan. Entre les deux termes du mandat, la délégation de pouvoir est une dépossession. Comment contrôler l’action des représentants s’il n’existe ni mandat révocable ni mandat impératif ? Comment exprimer sa révolte si le vote blanc n’est pas pris en compte et si « la rue ne gouverne pas » ?

Le contrôle de l’élection se révèle lui-même plus que limité, tant la liberté du citoyen semble prédéterminée par un ensemble de dispositifs dont le but est d’orienter son choix. Appuyé par force sondages qui parent les manipulations des atours de la scientificité, l’appel au « vote utile » tend ainsi à annuler la possibilité de rompre le cercle clos du champ politique. En démocratie, ce que le peuple a fait, il peut le défaire. Mais, au nom de menaces supposées, comme la montée des « populismes », qui concourent à créer un état d’exception favorisant la peur et l’inertie, le vote utile cadenasse l’ordre politique.

D’alternance en alternance, nul hasard, donc, si la plupart des pays développés se sont transformés en « démocraties de l’abstention (3) ». (...)

Les conquêtes sociales sont des conquêtes civiques. L’usage des libertés politiques reste vain sans les conditions de vie matérielles nécessaires à leur réalisation : logement, école gratuite, revenu permettant de reconstituer sa force de travail, mais aussi de se divertir et de se cultiver ; temps libre pour aimer, réfléchir et créer ; assurances contre les vicissitudes de l’existence. La réduction des inégalités sociales par l’impôt, elle, est un préalable à la formation d’une communauté de citoyens suffisamment semblables pour partager un destin commun. La distinction marxiste entre citoyenneté formelle et citoyenneté réelle souligne ainsi qu’il ne peut exister de citoyen souverain dans la cité s’il ne l’est pas aussi dans l’entreprise. La citoyenneté réelle implique l’abolition de l’exploitation.

En jetant dans la pauvreté les salariés européens, l’austérité mine la citoyenneté. (...)

Le démantèlement des Etats-providence qu’elle occasionne, également. De tous les services publics, l’école concourt spécifiquement à la formation des citoyens. Il n’en peut exister qui ne soient éclairés. Or la privatisation et la précarisation dont l’école fait l’objet contribuent à contrarier sa fonction civique. Parallèlement, les autres lieux qui contribuaient à l’émancipation populaire ont disparu. Les écoles des partis politiques constituaient des lieux de politisation de la classe ouvrière, ainsi que des forteresses dressées face aux assauts de la pensée bourgeoise.

Quelles pourraient être aujourd’hui ces contre-structures de masse susceptibles de s’opposer à des médias qui sapent les bases de la délibération démocratique ? La pensée unique, partout, corrompt la langue, construit une société de consensus qui dépossède les citoyens du pouvoir de nommer le monde, d’en partager la signification, de le transformer. (...)

Pour la République, il n’existe de politique que dans et par l’universel. Or la décentralisation a également renforcé l’approche culturaliste de la citoyenneté. Elle aurait aussi favorisé — dit-on — la citoyenneté locale. Si le poids des territoires locaux s’est en effet renforcé avec elle, les exécutifs en ont davantage profité que les citoyens. Pourtant, le Larzac (5) hier ou Notre- Dame-des-Landes aujourd’hui (6) montrent que certaines formes d’organisation et de lutte peuvent revitaliser la citoyenneté à l’échelle locale. (...)

A condition que les citoyens se réapproprient — avec l’appui des partis, syndicats, associations — la souveraineté dont ils ont été dépossédés, l’histoire n’est pas encore écrite. Désobéir quand la légalité n’est plus légitime ; conquérir l’appareil d’Etat ; réunir les conditions d’une assemblée constituante ; autoconstituer la communauté des citoyens comme le font, par exemple, les « indignés » : voilà quelques-unes des voies variées et non exclusives d’une souveraineté et d’une citoyenneté refondées. « Place au peuple », comme l’écrivait Jules Vallès ; car, sans implication directe, l’Europe démocratique n’existera pas.