
Penser la fin des énergies fossiles, explique l’enseignant en science politique Luc Semal dans cet entretien, c’est élaborer un projet de société avec des propositions politiques précises, le sentiment de la catastrophe à venir faisant office de carburant.
Luc Semal — Nous vivons une période d’assèchement des espoirs placés dans le développement durable. Dans le mouvement de la décroissance, on dit depuis longtemps que c’est un oxymore, mais pour ceux qui y ont cru, il y a une forme de désillusion. On commence à comprendre que maîtriser le réchauffement climatique en deçà de 1,5 °C ne se fera pas. Que même en deçà de 2 °C, c’est très improbable. Que des seuils d’irréversibilité sont en train d’être franchis. Et en plus, on passe d’une rhétorique des générations futures à une rhétorique des générations présentes. Quand on parle de 2050, pour les jeunes qui ont 16 ans aujourd’hui, cela veut dire qu’ils seront encore dans la force de l’âge. Enfin, il y a une vraie montée en puissance des notions d’adaptation et de résilience, encore confidentielles il y a dix ou quinze ans, mais il est très difficile d’imaginer une adaptation réussie à des problèmes d’une telle ampleur. (...)
Il faut refuser d’enfermer ce qui nous attend dans un seul terme parce cela simplifierait à l’extrême quelque chose de terriblement complexe qui se déroule sur un temps très long. Sans disqualifier la notion d’effondrement, on ne peut pas juste dire qu’il est imminent, c’est trop réducteur. Personnellement, le mot que j’utilise le plus est « catastrophe » : un processus kaléidoscopique initié par la combustion massive des énergies fossiles propre à la civilisation thermo-industrielle, qui nous conduit vers un monde radicalement différent, post-civilisation thermo-industrielle. (...)
Reste à savoir de quelle façon nous allons en sortir : civilisée ou barbare ?
Le mot « effondrement » vient facilement à l’esprit quand on imagine le scénario du pire : une sortie brusque et violente, nette et définitive. Son intérêt est d’énoncer clairement l’énorme potentiel de violence de ce qui se prépare. Mais son défaut est d’être trop monolithique. Il faut le nuancer avec d’autres termes qui insistent sur la possibilité d’un processus plus long. (...)
Il est certain que nous allons à terme vers la fin de la civilisation des énergies fossiles, mais il n’est pas certain que cette fin prenne la forme d’un effondrement. Il est plus juste de parler de processus catastrophique au long cours pouvant connaître des phases d’emballement et d’effondrement. Car au fond, on ne sait pas grand-chose du rythme auquel ces choses vont se passer.
Le catastrophisme paralyse ou mobilise ?
Il ne paralyse pas. Depuis les débuts de l’écologie politique, on parle de cette fin des énergies fossiles et du caractère non durable de la civilisation industrielle. De fait, c’est un ressort important des mobilisations écologistes, sur lesquelles plane toujours l’ombre des catastrophes craintes ou annoncées. La notion d’effondrement, qui prend beaucoup de place depuis 2015, est de celles qui cristallisent aujourd’hui le mieux cette perspective catastrophiste. Face à cela, les trajectoires militantes sont diverses : certains vont s’engager, mais d’autres peuvent se perdre dans le fantasme de la survie individuelle, ou dans celui de « l’effondrement-table rase », qui permettrait de reconstruire une société complètement nouvelle, post-effondrement. Ce qui est un peu absurde. Le problème quand le terme d’effondrement prend trop de place, c’est qu’il peut avoir un effet délétère de sidération et de dépolitisation qui occulte les marges de manœuvre collectives dont nous disposons encore. (...)
Le mot « transition » n’avait pas ce problème, mais il était trop facile à récupérer et à dévitaliser, et ça n’a pas manqué. Alors, plutôt que de toujours chercher de nouveaux mots, peut-être faut-il surtout garder une diversité de termes admettant les nuances. (...)
Paul Valéry : « Ce qui est simple est faux. Ce qui ne l’est pas est inutilisable. » (...)
Les citoyens ont envie de se mobiliser et en même temps n’ont plus confiance dans les institutions. Comment résoudre cette contradiction ?
Ce qui est compliqué, c’est que cette aspiration à se mobiliser ne débouche pas toujours sur des actions ou des revendications très politiques. On ne peut pas juste « dénoncer l’inaction » ou « appeler les décideurs à agir », c’est si vague que ça ne veut rien dire. Il faut un projet de société avec des propositions politiques précises, non consensuelles, et ce n’est pas juste par une coalition des bonnes volontés que cela va se faire. Nous avons besoin d’expliciter les rapports de force, car la perspective d’une réduction drastique du confort énergétique pose la question de la répartition équitable des efforts de sobriété requis par la transition. (...)
On ne peut pas enclencher la transition écologique sans que des efforts importants soient réclamés aux plus aisés. (...)
Ce qui change, c’est que nous assistons peut-être à une forme de démarginalisation du discours sur les limites de la croissance, autrefois restreint à quelques cercles politiques. Prenons par exemple les récentes prises de position contre l’aviation : cela aurait été inimaginable il y a dix ans. L’idée qu’il faille limiter les transports aériens, voire réduire notre mobilité, gagne du terrain. (...)
Les voix réclamant moins d’aviation sont celles de personnalités variées, issues des rangs écologistes, de ceux de la gauche, voire ponctuellement de ceux de la majorité. Ce n’est pas révolutionnaire, mais on ne peut pas dire que rien ne change. (...)
il faut rappeler les ordres de grandeur, expliquer qu’aucune solution technique ne suffira à réduire drastiquement les émissions dans les temps impartis. Il est absurde de prétendre que le secteur aérien pourra bientôt réduire drastiquement ses émissions au prétexte qu’un avion solaire a transporté une personne autour du monde. Ce n’est pas à la hauteur des enjeux et il faut le rappeler. Cela veut dire maintenir un contre-argumentaire fort face à des lobbies qui défendent leur secteur industriel. Et c’est vrai bien au-delà du seul secteur aérien (...)
les scénarios de transition énergétique qui veulent nous faire passer à 100 % de renouvelables sans réduire le niveau de confort énergétique impliqueraient des conséquences dramatiques pour la biodiversité. L’écologie politique propose une approche complexe, tenant compte des interdépendances et des effets de rétroaction. C’est pour ça qu’elle n’est pas soluble dans un vague environnementalisme.
Et ensuite, il faut expliquer en quoi c’est un enjeu de justice sociale, et donc on en revient à la question essentielle du partage équitable des efforts. (...)
Aujourd’hui, il semblerait que la société française trouve plus justifié qu’auparavant de lancer de vraies démarches de sobriété, par exemple dans le domaine de l’aviation — même si ce n’est pas consensuel, au moins cela progresse. Mais les efforts demandés sont sans doute trop injustement répartis. Ils devraient d’abord peser sur les plus riches, qui sont les plus grands pollueurs. (...)
La démocratie est-elle un modèle de société qui peut faire face aux défis posés par le dérèglement climatique ?
S’il y a un régime politique qui est capable d’y répondre, c’est bien la démocratie. C’est celui qui est le plus à même d’accorder un peu d’importance à la voix des acteurs faibles que sont les générations futures et les non-humains. Je ne vois pas de système autoritaire et dictatorial faire cela. La dictature verte est une abstraction fictionnelle.