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Claire Hédon, Défenseure des droits : « L’intersectionnalité n’est pas un gros mot »
Article mis en ligne le 11 février 2022

Défenseure des droits depuis juillet 2020, Claire Hédon dresse, pour Basta !, un premier bilan de ses actions depuis sa prise de fonction. Et rappelle l’importance de défendre les droits de celles et ceux qui en sont le plus éloignés.

Basta ! : Concernant la loi instaurant un passe vaccinal, vous avez pointé le risque d’ « un glissement insidieux vers la pérennisation d’un dispositif d’exception ». Concrètement, comment le passe vaccinal pourrait-il durablement remettre en cause « l’exercice de nos droits et de nos libertés » ? [1]

Claire Hédon : La crise que nous traversons nécessite des mesures exceptionnelles. Là-dessus, il n’y a pas de doute. Mais mon rôle est de rappeler que le respect des libertés doit demeurer la règle et les restrictions l’exception. Dans notre État de droit, trois exigences fondamentales peuvent justifier de restreindre les libertés : il faut que celles-ci soient absolument nécessaire, proportionnelle, et temporaire. Donc forcément je suis inquiète de l’instauration d’un passe vaccinal sans obligation de nouvelles discussions devant le Parlement avant juillet. Pour des restrictions de libertés importantes, ce délai est très long. (...)

Notre démocratie s’appuie sur le Parlement, il a un rôle essentiel à jouer. Défendre les droits et les libertés, ça ne veut absolument pas dire être contre la vaccination. Je suis vaccinée, je pense que la vaccination aide à nous en sortir. Lors de l’examen du texte de loi, le Sénat a essayé d’imposer une limite à ce passe vaccinal en fonction du nombre de contaminations [2]. Que ce soit ce critère ou le fait de retourner tous les mois devant le Parlement pour reconduire ou non le passe vaccinal, je pense qu’il y avait un chemin moins attentatoire aux libertés. D’autre part, il existe encore une différence importante de taux de vaccination entre la population générale et les populations en situations de pauvreté. Quand on voit par exemple l’écart entre la Seine-Saint-Denis et Paris [respectivement 66,4 % de la population ayant reçu au moins une dose au 1er février, et 83 % à Paris, ndlr], cela ne peut que nous interpeller.

Comment expliquez-vous ce phénomène, c’est un problème d’accès aux vaccins, d’informations, d’inquiétudes ?

Les personnes en situation de précarité n’ont, souvent, pas de médecin traitant. (...)

Cela souligne que cette partie de la population n’est pas nécessairement opposée à la vaccination mais, de façon générale, a du mal à accéder aux soins. Convaincre prend un peu plus de temps, parce qu’il faut établir un rapport de confiance, mais attention à ne pas pénaliser des gens qui sont déjà en situation difficile. (...)

Être vacciné, être favorable à la vaccination n’empêche pas qu’on puisse se poser des questions. Il ne faut pas qu’on s’habitue aux atteintes à nos libertés.

Vous avez pris vos fonctions au sortir du 1er confinement. Quel bilan dressez-vous de l’état des libertés publiques et de l’accès aux droits après deux ans de pandémie ?

Le bilan est inquiétant parce que le débat sur ce sujet et le contrôle des mesures font défaut. Mais il y a aussi beaucoup d’autres sujets qui me préoccupent en ces temps de pandémie : les difficultés d’accès aux services publics se sont accentuées et les discriminations ne semblent toujours pas être un sujet de préoccupation majeure alors qu’elles sapent la confiance en l’égalité. (...)

nous avons quelques réclamations individuelles mettant en cause des contrôles et amendes à répétition sur les mêmes personnes. Personnellement, je n’ai jamais été contrôlée alors que j’allais travailler tous les jours physiquement ici (dans le 7e arrondissement de Paris ndlr), à vélo. Cependant nous avons sans doute peu de réclamations au regard de la réalité que vous décrivez. Ce n’est pas si simple pour les jeunes d’entamer des démarches, de nous saisir, et tous ne nous connaissent pas. C’est un des grands enjeux : que les plus éloignés du droit, en particulier la jeunesse, puissent nous saisir. C’est une de mes principales préoccupations que ce soit sur les discriminations, la déontologie des forces de sécurité, ou l’accès aux services publics. (...)

Pour être plus largement saisi notamment par des jeunes, la mise en place de la plateforme antidiscriminations.fr, avec non numéro d’appel gratuit (le 39 28) est un élément important. C’est une plateforme qui permet de rétablir les personnes dans leur droit, et nous permet d’être aussi beaucoup plus visible (...)

Un jeune sur trois dit avoir été victime de discrimination au travail, contre un sur cinq dans la population générale. Et quatre sur dix disent n’avoir rien fait : ils n’en ont même pas parlé à quelqu’un ! Donc encore moins tenté un recours auprès de nous ou devant les tribunaux...

Comment analysez-vous cela ?

Premièrement, il y a le sentiment que ça ne sert à rien, que ça ne donnera pas de résultat. Deuxièmement, la peur des représailles. (...)

Ces discriminations sont souvent cumulatives. Le baromètre OIT le montre très bien. Une femme, perçue comme non blanche, jeune et avec des revenus inférieurs à 1300 euros, a deux fois plus de risque d’être discriminée qu’une femme, blanche, avec des revenus plus élevés. L’accumulation de critères est quelque chose d’aggravant. C’est ce qu’on appelle l’intersectionnalité. (...)

Ce n’est pas un gros mot. C’est du bon sens : la question est plus compliquée pour une femme jeune en situation de handicap, pour une femme jeune perçue comme non blanche. L’autre gros mot qui n’en est pas un, c’est « systémique ». Tout le monde a admis, suite au rapport de Jean-Marc Sauvé avec la CIASE (Commission indépendante sur les abus sexuels dans l’Église), qu’il y avait un caractère systémique des crimes sexuels dans l’Église. Là c’est pareil. La discrimination peut avoir un caractère systémique. C’est important de le dire parce que je trouve totalement injuste de faire reposer la faute uniquement sur la personne discriminante alors que c’est souvent le résultat d’un mode d’organisation de la société.

Je fais le lien avec ce qu’il se passe en ce moment dans les Ehpad (...)

Tant que le ratio minimal entre nombre patients et personnels que nous recommandons ne sera pas mis en place, vous aurez de la maltraitance. Donc oui, les deux mots, intersectionnalité et systémique, sont totalement utilisables. (...)

Je n’ai pas l’impression de dire des choses extraordinaires. C’est la réalité de ce que vivent un certain nombre de gens, notamment de jeunes. Ce n’est pas les placer en position de victimes. La question, ce sont les moyens déployés pour lutter contre ces discriminations. Je pense que par la médiation, on peut déjà obtenir certains résultats. Nous avons par exemple été saisis par un homme de plus de 50 ans : il venait de déposer son CV dans une entreprise qui l’a aussitôt rappelé pour lui signifier qu’il était trop âgé pour postuler. C’est une discrimination. Nos juristes ont appelé l’employeur en lui disant qu’il n’avait pas le droit de le refuser sur ce motif. Finalement, l’employeur a reçu cette personne et l’a embauchée. Je pense que l’employeur n’avait même pas conscience qu’il discriminait. (...)

la médiation ça ne marche pas tout le temps. Il faut que la partie en face reconnaisse qu’il y a un problème. Mais ça vaut le coup d’essayer. S’il n’y a pas de répondant, nous menons une enquête et rendons une décision. Nous comptons 530 délégués territoriaux et 235 personnes au siège, dont beaucoup de juristes. Nous aurions besoin de plus de moyens pour traiter tous les dossiers. La création de la plateforme antidiscriminations l’an dernier a généré une augmentation de 25 % des réclamations. (...)

Dans mon esprit, les discriminations liées à la grossesse étaient une question réglée : une femme, à son retour de congé maternité, retrouvait un poste équivalent à salaire équivalent. J’avais bien conscience qu’il pouvait y avoir des difficultés ponctuelles mais guère plus. Je suis sidérée du nombre de décisions que nous rendons où les femmes ne retrouvent pas leur poste ni, souvent, un salaire équivalent. C’est sidérant et illégal. Et cela choque pas mal de monde. Ça prouve bien que les discriminations sont réelles et que selon les critères, l’âge, le genre, le retour d’un congé maternité, l’état de santé… Beaucoup de monde peut être concerné. (...)

La dématérialisation est une chance, je n’ai pas de doute là-dessus. Pour un grand nombre de personnes cela simplifie les démarches. Mais la dématérialisation ne doit pas signifier la disparition du téléphone et de l’accueil dans les services publics. Le problème est là : les réclamants ne peuvent plus aller voir quelqu’un. En avril, lors d’un confinement, je suis allée sur le terrain à la rencontre de nos délégués territoriaux. Ils m’ont dit : on voit des réclamants épuisés, énervés, en colère, en larmes parce qu’ils n’arrivent plus à joindre de services publics, donc leur dossier n’avance pas. (...)

La création des espaces France Services a, par endroits, débloqué des situations, mais pas partout. Ces espaces font d’ailleurs partie des préconisations que l’on avait émises en 2019. L’idée était de réunir des représentants de chaque service public dans des endroits où ces mêmes services ont fermé, pour que les réclamants n’aient à se déplacer que dans un seul lieu. Mais on observe parfois que des services publics ferment sous le prétexte qu’il y a un espace France Services à proximité. Ce n’est pas possible : l’objectif de ces espaces est de pallier l’absence de services publics, pas de s’y substituer ! Face à ces alertes, nous avons décidé de dresser un nouvel état des lieux, trois ans après le rapport sur la dématérialisation que mon prédécesseur avait rédigé. (...)

Quel regard portez-vous sur l’état des politiques d’accueil des personnes exilées ?

Je suis allée à Calais, et dans des camps en Île-de-France. J’y ai constaté des situations indignes pour ces personnes. C’est incroyablement dégradant et inhumain. Ce sont des attaques contre les droits fondamentaux : le droit à l’hébergement, d’existence, de mettre à l’abri les enfants… On perd tous en dignité à laisser des situations comme celles-là. Les évacuations des campements toutes les 48 heures, sans mises à l’abri, sont catastrophiques pour le respect de leurs droits et ne résolvent aucun problème.

Il faut aussi avoir conscience d’un chiffre : trois quarts des personnes qui arrivent à traverser la Manche sont éligibles au droit d’asile au Royaume-Uni. Alors que nous avons signé des conventions internationales, les gens n’arrivent pas à déposer leur demande d’asile. Pourquoi ? Souvent, comme à Calais, ils sont au bout de leur parcours migratoire et ont été « dublinés » : ces accords de Dublin qui font peser les demandes d’asile sur les premiers pays européens par lesquels sont arrivés les migrants, posent de nombreuses difficultés. (...)

Quelles sont vos priorités pour la suite de votre mandat ?

La jeunesse, dans tous nos domaines de compétences, celle des plus éloignés du droit, et celle des droits des enfants. (...)

« La question des contrôles d’identité me préoccupe grandement. En France, on ne sait pas si la police procède à 5, 8 ou 12 millions de contrôles d’identité par an ! » (...)

Je ne suis pas là pour commenter le débat politique, ce n’est pas mon rôle. J’émets des alertes qui ne sont pas partisanes. Pour moi, la défense des droits est universelle. Je ne vois pas pourquoi elle dépendrait d’un parti politique, ou alors ce serait extrêmement inquiétant. La question d’accès à leurs droits préoccupe aussi les Français.