
Comment la télévision biaise-t-elle notre regard sur la société ? Quelle est son influence sur nos choix politiques, en cette période électorale ? Obsession sécuritaire des médias, reportages et micro-trottoirs contribuant à la banalisation de FN, journalistes acquis au néolibéralisme, éditorialistes convaincus de savoir ce que pensent les Français... Samuel Gontier, journaliste à Télérama et animateur du blog « Ma vie au poste », dresse le portrait de ce paysage télévisuel français, fortement droitisé, incapable de prendre du recul sur les idéologies qu’il distille à longueur d’antenne, et se nourrissant de son propre discours.
Basta ! : Avec 10,5 millions de voix au 2ème tour de l’élection présidentielle, Marine Le Pen double le score de son père en 2002. Dans quelle mesure la télévision a-t-elle, selon vous, contribué à ce résultat ?
Samuel Gontier [1]. : Depuis 2002, le paysage médiatique a énormément changé, notamment avec les chaînes d’information en continu. BFMTV se vante en ce moment d’être « la chaîne présidentielle » et consacre à peu près 99 % de son temps d’antenne à la politique. D’un point de vue structurel, cela implique énormément de temps dévolu au Front national, à ses idées et à ses personnalités. C’est le cas toute l’année, mais c’est particulièrement flagrant en cette période électorale, surtout durant l’entre-deux-tours : le Front national avait 50 % du temps d’antenne ! Florian Philippot est d’ailleurs souvent caricaturé en reporter de BFMTV, tellement il est présent à l’antenne... (...)
Lors du second tour des élections, Marine Le Pen a été suivie toute la journée. D’abord à Hénin-Beaumont, où nous avons appris que Steeve Briois est allé lui acheter des baguettes de pain – c’est un vrai changement éditorial par rapport à 2002 ! –, puis en voiture avec des motards, dans son QG, dans son chalet à Vincennes... Nous sommes en permanence dans la « peopolisation ». Autre travers : les interviews psychologisantes de Laurent Delahousse ou quelque fois de Ruth Elkrief, qui s’occupent davantage des motivations psychologiques et des blessures intimes des candidats. L’émission de Karine Le Marchand, Ambition intime [qui interviewe des candidats, ndlr], est aussi emblématique. Nous ne sommes plus du tout dans la politique, ce genre de programme est complètement dépolitisé. (...)
Du fait de la droitisation de l’opinion – et des éditorialistes qui y participent largement – le problème raciste ou xénophobe que soulève le programme de Marine Le Pen ne les intéresse pas. C’est en quelque sorte entré dans les mœurs. Pour eux, la sécurité, avec le chômage, est le sujet de préoccupation majeure des Français. Et les sondeurs passent leur temps à le dire sur les plateaux. (...)
Ce qui compte chez les candidats défendus par les médias, c’est leur « ordolibéralisme ». C’est pour cela que les médias ont beaucoup attaqué Marine Le Pen sur l’euro : il n’y avait que ça qui les dérangeait dans son programme ! S’en prendre aux étrangers ou supprimer l’Aide médicale aux étrangers n’empêche pas le petit monde libéral de continuer à rouler tranquille. Ce qui est sous-jacent dans le discours de ces éditorialistes, c’est « plutôt Le Pen que Mélenchon ». C’est ce que j’ai ressenti, même si cela n’est pas exprimé aussi clairement. (...)