
Une fois de plus, la Russie a posé son veto contre le renouvellement de l’envoi d’aide humanitaire au nord de la Syrie, avant de se rétracter in extremis.
Alors que débutaient les célébrations de l’Aïd al-Adha, Vladimir Poutine s’est une fois de plus invité en Syrie pour assombrir ce qui constitue la plus grande fête musulmane de l’année. Le 8 juillet 2022, Moscou posait son veto au Conseil de sécurité de l’ONU afin de bloquer le renouvellement de l’envoi d’aide humanitaire vers le nord-ouest de la Syrie, en zone rebelle.
Depuis 2014, date à laquelle a été mis en place ce plan d’aide, c’est la même pièce qui se rejoue d’année en année : alors que l’ONU soumet au vote la poursuite de l’aide, la Russie, volontiers secondée par la Chine, s’y oppose, menace d’user de son veto, en use, jusqu’à ce qu’un compromis soit trouvé en urgence. (...)
Dans le camp d’Alteh, situé à mi-chemin entre Idlib et Hama, au nord-ouest de la Syrie, Abdul-Salam Muhammad Al-Yusuf s’inquiète de ces atermoiements sans fin, qui jouent la vie des Syriens à pile ou face. Ce militant humanitaire, directeur du camp depuis trois ans, se fait peu d’illusions sur le but de la manœuvre : « Il est devenu clair que l’aide humanitaire s’est transformée en affaire purement politique et militaire. Si la frontière est complètement fermée, c’est une famine qui nous attend. »
De fait, près de 4,1 millions de Syriens, dont une large majorité de femmes et d’enfants, sont dépendants de l’aide humanitaire dans le nord-ouest de la Syrie, quand on estime que sur les 16,3 millions de Syriens vivant encore dans le pays, 14,6 millions ont besoin d’une aide d’assistance. Le checkpoint de Bab al-Hawa revêt une importance particulière pour la Russie, dans la mesure où il constitue le dernier corridor humanitaire à destination des populations hostiles au régime de Bachar al-Assad. Si elle parvenait à le fermer, l’intégralité de l’aide fournie par l’ONU devrait alors transiter par le régime de Damas.
Or, comme le rappelle Laura Ruiz de Elvira Carrascal, chercheuse à l’Institut de recherche pour le développement (IRD), « le régime a réussi à imposer ses conditions : il achemine l’aide uniquement vers des régions qui lui sont favorables, et la bloque vers celles qui lui sont opposées. C’est une instrumentalisation de l’aide internationale qu’Assad utilise comme politique de guerre afin d’asseoir sa base et sa légitimité auprès des populations qui ne se sont pas soulevées. C’est aussi une manière d’obtenir des devises et de faire émerger des seigneurs de guerre et des entrepreneurs dévoués. » (...)
En l’état, la large majorité des fonds humanitaires envoyés par l’ONU en Syrie est captée par le régime, sans que la communauté internationale ait jugé bon de réviser son système. (...)
En réduisant la crise syrienne à une urgence humanitaire, la Russie est parvenue à dépolitiser et techniciser le conflit (...)
Cette désincarnation croissante du conflit, qui a fini par être réduit à de simples enjeux géopolitiques entre grandes puissances, n’aurait pas été possible sans le désinvestissement progressif de la communauté internationale, qui dès 2013, avec l’abandon par Barack Obama du principe de « ligne rouge » à l’occasion des attaques chimiques de la Ghouta, a donné tacitement le feu vert pour la perpétuation des crimes contre l’humanité perpétrés par les régimes alliés de Damas et Moscou. À ce jour, l’ONU estime que 306.887 civils ont été tués depuis le début de la guerre, et le Syrian Observatory for Human Rights considère que le total des victimes pourrait atteindre les 610.000 morts (dont 499.657 ont été identifiés).
La Syrie sacrifiée à l’autel des intérêts moscovites
Comme l’ont relevé de nombreux observateurs, a fortiori depuis le début de la guerre en Ukraine, la Syrie a servi à Moscou de laboratoire d’un point de vue militaire et politique. Le massacre de Marioupol ne rappelle que trop celui d’Alep, qui a constitué un champ d’expérimentation pour la Russie, non seulement pour développer ses techniques de guerre, mais aussi pour tester les limites de la communauté internationale, et voir jusqu’où celle-ci pouvait laisser passer les crimes de guerre. (...)
Comme l’assure Fadel Abdul-Ghani, le directeur du Human Rights Network, « le Conseil de sécurité n’a pas besoin de donner son autorisation pour que les aides internationales puissent passer les frontières. C’est un piège : les pays occidentaux sont tombés dedans, et continuent d’y tomber. Les Russes ont étendu la compétence du Conseil de sécurité avec cette résolution sur l’aide humanitaire, mais avant cela, les aides entraient en Syrie par les frontières parce que l’aide internationale est censée être neutre et ne pas interférer dans le conflit ou avec l’une de ses parties. »
Absence de solution à long terme
Mais à l’heure actuelle, la population du nord de la Syrie, bien qu’elle tâche de trouver des soutiens auprès d’ONG internationales en dehors des circuits des Nations unies, demeure largement dépendante de ces dernières, dont la puissance économique reste sans équivalent. À cet égard, le renouvellement du plan d’aide humanitaire à échéance de six mois rend extrêmement difficile pour les organismes internationaux et les ONG syriennes et turques de travailler sur le long terme et de mener des opérations au-delà de l’aide d’urgence, pour mettre en place des projets de développement dans des domaines comme l’éducation ou la santé.
Par ailleurs, le fait que le gouvernorat d’Idlib soit sous l’administration du groupe rebelle djihadiste Hayat Tahrir al-Cham depuis 2017 rend difficile pour les ONG d’obtenir des fonds pour s’extraire de la seule aide d’urgence et s’atteler à reconstruire une stabilité durable, dans la mesure où les bailleurs internationaux craignent souvent de s’engager dans des projets qui pourraient bénéficier aux djihadistes. (...)
Le jeu de relances de plus en plus précaires des résolutions onusiennes mené par la Russie s’inscrit ainsi dans une logique de normalisation du régime syrien. (...)
onze ans de guerre et de crimes contre l’humanité restés à ce jour largement impunis semblent avoir érodé bien des principes moraux. Dans six mois, la question de la relance du plan d’aide se posera derechef, et son issue dépendra sans doute de la posture de la Russie en Ukraine.