Bandeau
mcInform@ctions
Travail de fourmi, effet papillon...
Descriptif du site
Basta !
Comment la grande distribution s’approprie l’image sympathique du petit producteur local
Article mis en ligne le 31 mai 2018
dernière modification le 30 mai 2018

L’attrait du « local » n’aura pas mis longtemps à aiguiser les appétits de la grande distribution. L’argument marketing du « petit producteur », destiné à redorer l’image des supermarchés, était connu. Voici maintenant qu’apparaissent des magasins spécialisés dans les circuits courts, lancés par Auchan ou de grandes coopératives agricoles. Une sorte de « local washing ». Les véritables magasins de producteurs, en plein essor, voient leur avenir menacé par la concurrence de ces hyper-marchés dont ils essayaient justement de se débarrasser. Mais ils résistent et lancent leur propre label. Enquête.

(...)

Le « producteur local », nouvelle effigie de la grande distribution
« Historiquement, la grande distribution a toujours proposé une offre locale, constate Yuna Chiffoleau, directrice de recherches à l’Inra. Mais pendant longtemps, elle ne l’a pas mise en avant. » Au contraire, la grande distribution a même été épinglée pour la pression qu’elle a longtemps infligée aux plus petits fournisseurs. Maraîcher, Michel Denis [1] a travaillé de 2000 à 2007 avec la grande distribution : Intermarché, Aldi, Auchan, Lidl et Leclerc. À l’époque les relations, peu protégées par la loi, étaient rudes. Avec Leclerc notamment : « Je livrais quotidiennement 100 colis de salades. Quand le magasin ne les vendait pas, le lendemain il me remettait les colis et refusait la nouvelle livraison. » Résultat : l’agriculteur rentrait parfois chez lui avec ses 200 colis de salade, non payés évidemment. Interrogé, le groupe Leclerc n’a pas répondu à nos questions.

Devant les abus de la grande distribution, l’État a progressivement mis son nez dans les négociations. De la loi Galland en 1975 à la loi Hamon en 2014, les textes ont tenté d’apporter un peu plus de protections aux producteurs. Les pratiques abusives, décriées et médiatisées, ont commencé à faire du tort aux différents groupes.

« Sous la pression des consommateurs, la grande distribution a voulu montrer une image plus présentable, raconte Yuna Chiffoleau. D’où une débauche de marketing, affirmant que les producteurs viennent de moins loin et sont mieux traités. C’est donc un peu vrai : la grande distribution achète l’image de ces producteurs. En échange de leurs photos, ou de prestations en magasins, ils sont en général un peu mieux payés que ceux qui passent par des centrales d’achat. »

Il ne faut pourtant pas s’y tromper : derrière la poignée de producteurs locaux, une forêt d’exploitants sont moins bien lotis. (...)

Évidemment, les grandes marques ont tout intérêt à raconter l’histoire des petits producteurs, plus soucieux de l’environnement. « Il y a confusion dans l’esprit du public, note Yuna Chiffoleau. Selon une étude de l’Inra, 50% des consommateurs interrogés sont persuadés que "circuit court" équivaut forcément à “agriculture biologique”. Or la grande majorité des producteurs qui fournissent la grande distribution travaille encore avec des pesticides et des produits chimiques ! » [2]

Une agence de com’ spécialisée

Un enjeu d’image que des magasins comme Leclerc ont bien compris : l’enseigne réputée pour sa sévérité à l’égard de ses fournisseurs consacre un site internet entier, et une myriade de vidéos scénarisées, à ses partenariats avec des producteurs locaux. (...)

voyant un nouveau filon, une agence de communication s’est spécialisée dans le local, et en a tiré son nom : « Producteurs locaux ». Des ralentis sur les visages burinés des agriculteurs aux gros plans sur une miche de pain : vidéos et photos font la promotion des partenariats entre magasins et producteurs. L’agence accompagne depuis 2007 les magasins Leclerc, Carrefour, Monoprix, Système U et Intermarché dans leurs velléités de développement du « local ».

Tout est dit ou presque sur leur site internet : « Provoquez la rencontre entre producteurs et consommateurs, stimulez les émotions (...) et retrouvez cette ambiance de marché, de proximité et d’échanges uniques. Une manière originale de renforcer l’attractivité de vos rayons en y créant une ambiance de halles traditionnelles. » Au supermarché comme à la ferme ? Pour que les clients oublient où – et chez qui – ils se trouvent, les grandes enseignes ont mis les petits plats dans les grands. Et le phénomène dépasse les seuls rayons estampillés « producteurs locaux ». Aujourd’hui, le circuit court s’affiche sur les devantures de magasins entiers.

Des grandes enseignes à l’assaut du « circuit court » (...)

« On nous prend toutes nos idées, tous nos codes »
Au delà des clients, bien intentionnés mais bercés à grand coup de recettes marketing, l’offensive de la grande distribution fait d’autres victimes : certains « magasins de producteurs », qui sont eux réellement détenus et gérés par des producteurs agricoles. Parmi eux, Talents de fermes. Le magasin fondé par une demi-douzaine d’agriculteurs s’est ouvert il y a quatre ans à Wambrechies, à une dizaine de kilomètres de Lille. Une seule variété par type de légume, des produits disposés horizontalement, les photos des producteurs un peu partout : mise à part la présence permanente de producteurs pour assurer la vente, pour un client lambda, peu de choses différencient Talents de fermes de son concurrent O’Tera. C’est ce qui provoque la colère, aujourd’hui, d’Isabelle Ruhant, maraîchère bio membre du magasin : « Il y a de plus en plus de clients qui disent : "Tiens, c’est un magasin comme O’Tera" ! Et c’est un peu difficile de leur faire comprendre que ça n’a rien à voir. On a l’impression qu’on nous prend toutes nos idées, tous nos codes. »

Un constat partagé par le réseau Terre d’envies en Rhône-Alpes, qui « accompagne la création et le développement de magasins de producteurs ». (...)

Sur 100 euros dépensés dans un supermarché, seulement 5 euros profitent à l’économie locale (...)

« Les magasins de producteurs sont aussi une aubaine pour les consommateurs », abonde Pascale Mejean, du réseau Boutiques paysannes. « Avoir des producteurs toujours présents dans le magasin, pour parler de leur production, cela permet un échange. Les consommateurs savent d’où viennent les produits qu’ils achètent. » Intérêt pour le territoire, intérêt, aussi, pour les producteurs : « Pour moi, la vente fait partie du travail, explique Isabelle Delaporte, maraîchère bio en Normandie. Il y a une certaine fierté à présenter ses produits. »

Circuit court, synonyme de liberté et d’indépendance ?
L’intérêt est aussi économique, à l’heure où de plus en plus d’agriculteurs surnagent à peine dans les circuits classiques. La productrice fixe ses prix, n’a pas de contraintes d’étiquetage et d’emballage, et peut aussi compter sur les marchés et les Amaps (Association pour le maintien d’une agriculture paysanne). « On sort de la ferme, on voit des gens, ça fait du bien ! Notre métier est plus équilibré. » Vendre en circuit court lui permet d’obtenir la liberté et l’indépendance dont elle rêvait.

Yuna Chiffoleau en est persuadée : malgré la rude concurrence de la grande distribution, il y a des raisons d’espérer : « Je vois de plus en plus de collectivités prêtes à s’engager en direction du local. Parfois elles en font même, désormais, un argument électoral. » Signe que les mentalités changent. Reste à redoubler d’efforts, pour qu’un public en quête de produits locaux soit en mesure de distinguer l’original, d’une copie vouée à l’éternelle reproduction des pratiques de la grande distribution