
Il y a déjà plus d’un an que le régime autoritaire de Sheikh Hasina est tombé au Bangladesh. Derrière l’image d’un soulèvement conduit par les étudiants et la jeunesse, des dizaines de milliers de travailleurs et de travailleuses se sont eux aussi levés pour la démocratie. Mais leurs voix, leurs sacrifices, leur colère restent largement étouffés. Où en sont-ils aujourd’hui ?
Au centre de l’économie bangladaise bat le cœur de l’industrie du prêt-à-porter : première source de devises du pays, elle repose presque entièrement sur la sueur et l’exploitation des femmes. Le Bangladesh est devenu le deuxième exportateur mondial de vêtements, juste derrière la Chine. T-shirts, pantalons, pulls, vestes : la production s’écoule vers les marchés des États-Unis, de l’Union européenne (Allemagne, Royaume-Uni, Espagne) et du Canada. En 2024, ce secteur a fourni à lui seul près de 84 % des revenus d’exportation du pays.
Quatre millions d’ouvrières et d’ouvriers y sont employés — dont plus de 80 % de femmes. Pour donner chair à cette réalité, Alternative Viewpoint a rencontré Lovely Yesmin, présidente de la Fédération des travailleurs du prêt-à-porter. Entrée à l’usine à douze ans comme enfant exploitée, elle témoigne aujourd’hui, en tant que dirigeante syndicale, de la vie précaire des ouvrières, des crises qui secouent l’industrie et de l’avenir incertain des luttes sociales au Bangladesh. – Réd.
Parlez-nous des conditions de travail des ouvriers du textile au Bangladesh.
Lovely Yesmin : Actuellement, les femmes qui travaillent dans l’industrie textile au Bangladesh sont confrontées à divers défis. Bien que la situation se soit quelque peu améliorée, de nombreux problèmes subsistent. Du côté positif, ces travailleuses sont plus conscientes qu’auparavant, leurs compétences techniques s’améliorent et beaucoup ont désormais leur mot à dire dans les décisions économiques du ménage. Cependant, la réalité demeure brutale.
Dans beaucoup d’usines, les conditions de travail restent loin des normes : sécurité quasi inexistante, soins de santé insuffisants, prestations de maternité dérisoires. Un défi encore plus considérable est la sécurité de l’emploi : en raison de la baisse des exportations, le risque de licenciements a augmenté. La charge de travail est lourde, tandis que les salaires restent relativement bas.
De plus, parmi les personnes qui ont perdu leur emploi, les femmes constituent la majorité, et beaucoup, par pur désespoir, travaillent désormais dans des usines sous-traitantes pour la moitié du salaire habituel. (...)
Au départ, de nombreuses usines fonctionnaient dans des pièces d’habitation, où un nombre limité de machines étaient entassées. Malgré ces conditions dangereuses, le nombre d’usines a continué à augmenter. Lorsque des bâtiments plus imposants ont finalement été construits, ils l’ont souvent été sans respecter les normes de construction, ce qui les rendait dangereux. Les issues de secours étaient souvent inexistantes et il n’y avait aucun équipement de lutte contre l’incendie. Cette négligence a culminé en 1990 avec un tragique incendie chez Saraka Garments à Mirpur 10, qui a causé la mort de 27 personnes, dont l’un des propriétaires, qui ont péri dans les flammes, ont été piétinées ou asphyxiées par la fumée. Cet incident a été la première tragédie majeure de l’industrie.
Lors des 40 dernières années, d’innombrables travailleurs ont tragiquement perdu la vie dans des usines de confection à la suite d’incendies ou d’effondrements de bâtiments. De plus, des milliers d’autres continuent de vivre avec des handicaps permanents. Depuis quarante ans, incendies et effondrements ont tué des milliers… C’est l’histoire sanglante de ce secteur. (...)
Les femmes du secteur textile bangladais ont fait progresser cette industrie, endurant sans relâche les abus, la négligence, le mépris et la privation. Mais, avons-nous vraiment reconnu leur combat ?
Lovely Yesmin – Aujourd’hui, partout dans le monde, les dirigeants et les élites portent des vêtements produits par ces travailleuses, qui ont joué un rôle déterminant dans le développement du marché international du textile. Cependant, le parcours des travailleuses du textile n’a jamais été facile.
Les propriétaires d’usines de confection sont passés de la gestion d’une seule usine au contrôle de conglomérats industriels entiers, amassant une richesse considérable tant au niveau national qu’international. Le travail et la persévérance de ces ouvrières ont enrichi les propriétaires, qui ont amassé des fortunes colossales s’élevant à des milliers de milliards de takas, celles qui produisent le « Made in Bangladesh » pour le marché mondial restent prisonnières de la pauvreté. (...)
Après le mouvement de juillet 2024 et le soulèvement massif du 5 août, de nombreux entrepreneurs du secteur de l’habillement favorables à la Ligue Awami se sont cachés, tant au niveau national qu’à l’étranger, abandonnant leurs usines. Lors de l’année écoulée, ces usines ont continuellement fermé leurs portes. La fermeture de ces établissements a privé les travailleurs de leurs droits légaux. Après 20 à 25 ans d’emploi, les travailleurs sont rentrés chez eux avec seulement un salaire symbolique, sans bénéficier de leurs avantages sociaux et autres droits. Seules quelques usines ont vu le ministère du Travail du gouvernement intérimaire assumer ses responsabilités, en versant des salaires accompagnés d’avantages sociaux minimaux. En conséquence, les travailleurs et les syndicats ont dûaccepter ces conditions, ce qui est sans précédent par rapport au passé.
Les statistiques indiquent qu’à la suite de la pandémie de COVID, le nombre d’usines enregistrées auprès de la BGMEA est passé de 4 500 à 1 806, dont 248 sont classées comme usines vertes.
Pendant ce temps, près de 1,5 million de travailleurs des usines fermées se sont retrouvés sans emploi, les femmes étant particulièrement touchées. Des enquêtes menées par les syndicats et des discussions lors de séminaires organisés par des ONG axés sur les travailleuses révèlent que ces femmes ont signalé une baisse significative de leurs revenus. (...)
Les propriétaires des usines sous-traitantes ignorent ouvertement le droit du travail, ce qui leur permet d’imposer leurs propres conditions arbitraires aux travailleurs. Ces conditions comprennent notamment des bâtiments et des lieux de travail dangereux. Sont également compris des salaires maigres, le non-paiement des heures supplémentaires légalement obligatoires, des retards dans leur versement mensuel, des environnements insalubres, l’absence de congés, des licenciements illégaux et la fermeture arbitraire d’usines sans préavis, licenciements arbitraires — c’est la norme.
Les autorités compétentes persistent à fermer les yeux sur ces problèmes. (...)
Avez-vous constaté une discrimination en termes de qualité du travail ou de salaire entre les travailleurs masculins et féminins dans l’industrie textile ?
Lovely Yesmin : Oui, la discrimination est évidente, en particulier au niveau des cadres intermédiaires, où les hommes occupent la plupart des postes. Il existe également une disparité salariale dans certaines fonctions : les hommes sont souvent mieux rémunérés pour le même travail et obtiennent des promotions plus rapidement, tandis que les femmes ont tendance à être à la traîne. Cependant, dans le cas des opérateurs de machines à coudre, les femmes constituent la majorité. Elles possèdent les meilleures compétences et fournissent un travail de haute qualité. Dans les textes, pas de différence salariale ; dans la pratique, les écarts persistent. Nous, syndicalistes, exigeons une égalité réelle, sans prétexte.
Comme dirigeants syndicaux, nous visons à garantir l’égalité des salaires et des opportunités sur la base des qualifications et des compétences plutôt que de l’identité de genre.
Récemment, les travailleurs ont été confrontés à un défi de taille : l’introduction d’un droit de douane de 35 % sur les exportations de vêtements bangladais vers le marché américain. Le tarif douanier de 35 % imposé par les États-Unis est un coup terrible. Ce n’est pas seulement une guerre commerciale, c’est une guerre contre nos travailleuses. En raison de cette taxe, nos produits sont désormais plus chers que ceux des pays concurrents, ce qui incite de nombreux acheteurs à se tourner vers d’autres marchés. En conséquence, les exportations sont en baisse et les usines sont confrontées à une perte de commandes. Les répercussions directes de cette situation sont ressenties par nos travailleurs ; beaucoup perdent leur emploi, tandis que d’autres ne reçoivent pas leur salaire en temps voulu.
Comme dirigeant syndical, je soutiens que cette guerre tarifaire n’est et une question commerciale, mais également une crise humaine et sociale. (...)
Lorsque les travailleurs descendent dans la rue pour faire entendre leurs revendications, ils sont souvent qualifiés de collaborateurs des « fascistes ». Je n’ai jamais été affilié à aucun parti politique et notre fédération a toujours fonctionné de manière indépendante pour défendre les droits des travailleurs. Cependant, depuis que le gouvernement actuel a pris le pouvoir, certaines fédérations qui se disent alignées sur lui ont lancé des attaques contre nous, nous qualifiant de « collaborateurs fascistes ». Pendant cette période, le ministère du Travail a créé plusieurs comités comprenant certains dirigeants syndicaux, mais nous en avons été exclus, malgré des années de combat, partout où les ouvriers nous appellent. Notre contribution à ce secteur n’est en rien inférieure à celle des autres.
La principale ressource de notre syndicat est constituée par les travailleurs eux-mêmes. Les cotisations des travailleurs et les modestes dons couvrent les frais liés à la location des bureaux et au fonctionnement général de l’organisation. Nous recevons parfois le soutien de quelques sympathisants dans le pays. Quel que soit le parti politique au pouvoir, nous avons toujours participé à des négociations tripartites avec le gouvernement pour traiter les questions relatives aux travailleurs. (...)
Le Bangladesh compte plus de 70 millions de travailleurs dans les secteurs formel et informel, dont beaucoup sont directement ou indirectement liés à l’industrie textile. Nos vies et nos moyens de subsistance sont étroitement liés à bien des égards. Ce lien favorise la solidarité, en particulier dans les moments critiques, incitant les travailleurs de différents secteurs à se soutenir mutuellement.
Historiquement, les travailleurs du secteur textile étaient souvent considérés avec mépris, leur travail étant jugé peu respectable. Cependant, cette perception a changé. Aujourd’hui, le rôle essentiel des travailleurs du secteur textile dans l’économie nationale est largement reconnu. Autrefois méprisés, les ouvrières et ouvriers de la confection sont aujourd’hui respectés pour leur rôle central dans l’économie.
Ainsi, lorsque les travailleurs de l’industrie textile expriment des revendications légitimes, qu’il s’agisse de salaires équitables, de droits ou de sécurité, c’est notre communauté qui se mobilise. Les travailleurs de divers secteurs à travers le pays, ainsi que les citoyens ordinaires, se montrent solidaires avec nous. Dans nos luttes, nous ne sommes pas seuls.