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Comment parler des « invisibles » en leur absence, dans « Grand bien vous fasse » (France Inter)
Article mis en ligne le 8 mai 2020
dernière modification le 7 mai 2020

Ce 1er mai, France Inter rendait hommage aux « travailleuses et travailleurs en première ligne [1] ». L’émission matinale « Grand bien vous fasse ! » traitait en particulier de la condition des personnels d’entretien, et de leur invisibilisation… en réussissant un exploit : ne pas donner une seule fois la parole à ces « invisibles ».

Un hommage d’emblée étonnant, tant les personnels en question semblent présentés comme des objets de curiosité, « devenus » indispensables (soudainement ?) et dont les missions sont présentées comme essentielles « en ce moment ». Une impression qui sera par la suite confirmée par un constat sans appel : aux dits « invisibles », il ne sera pas donné la parole… de toute l’émission !

D’autres parleront à leur place. Et quoi de plus normal qu’un « casting » composé majoritairement d’hommes blancs pour évoquer une profession particulièrement féminisée et racisée [3] ? Sont ainsi invités pour l’occasion Pierre Rosanvallon et François Héran, deux professeurs au Collège de France ; Philippe Jouanny, un représentant patronal de la Fédération des entreprises de propreté ; et Aurore Desjonquères, chargée d’étude à la DARES (ministère du Travail).

Il aurait pourtant été facile (et cohérent) d’inviter une salariée ou une représentante syndicale. Mais ça n’a pas été le choix des programmateurs de l’émission. Que les « invisibles » se rassurent : ils pourront tout de même joindre le standard d’Inter... c’est du moins ce qu’annonce le présentateur. (...)

Et pourtant malgré cette annonce, aucun de ces travailleurs n’interviendra au cours de l’émission. Les invités se succéderont avec la présentation de l’étude d’Aurore Desjonquères et des travaux de François Héran. Puis ce sera au tour de l’illustre Pierre Rosanvallon d’évoquer « l’invisibilisation » des salariés du secteur de l’entretien. (...)

Quant au standard, nous le disions : le bilan est nul. La seule auditrice à pouvoir prendre la parole, Catherine, se présente comme déléguée du Préfet. Le « témoignage » d’un agent de nettoyage était pourtant prévu au milieu de l’émission, mais l’animateur y coupera rapidement court :

- Ali Rebeihi : Coup de projecteur ce matin sur les personnels d’entretien dans « Grand bien vous fasse », bienvenue Yves.

- Auditeur : Oui, bonjour.

- Ali Rebeihi : Vous êtes agent de nettoyage, c’est ça ?

- Auditeur : Oui, oui.

- Ali Rebeihi : Alors racontez-nous un petit peu.

- Auditeur : Moi je voulais juste vous dire que France Inter, ça fait plusieurs fois que je vous appelle, et que en fait je m’appelle Khaled, et vous n’avez jamais pris mon appel, et maintenant je m’appelle Yves vous prenez mon appel. Vous êtes une radio de racistes et…

- Ali Rebeihi : On va interrompre, là, monsieur, désolé, cette prise à partie qui est absolument inadmissible.

Il est bien sûr difficile d’attester de la véracité du propos de l’auditeur – selon lequel la parole lui aurait été refusée en raison de son nom. Reste que son éviction est particulièrement brutale, l’animateur ne cherchant pas à en savoir davantage et balayant la critique d’un revers de main (...)

il faudra bien plus qu’une « journée spéciale » pour combler les angles morts de la représentation de la diversité sociale à la radio, comme à la télévision… Avec ses travers habituels : dépolitisation, condescendance, invisibilisation ou folklorisation des travailleurs.

Enfin l’animateur se tournera vers le représentant des patrons du nettoyage, Philippe Jouanny, pour lui demander s’il ressent « la reconnaissance des citoyens ». Tant il est évident que cette reconnaissance lui est adressée, et non à celles et ceux sous ses ordres. Modeste, le patron se contentera de saluer le travail de « nos femmes et nos hommes » que la crise permettrait enfin « d’humaniser » (sic). (...)